Carmen au plus près de ses sources à Rouen

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« La Carmen de 1875 », peut-on lire dans le programme de grand format A2 plié en huit. Dans cette nouvelle production présentée du 22 septembre au 3 octobre à l’Opéra de Rouen-Normandie, les décors et les costumes sont recréés d’après les archives de la première représentation et les suivantes jouées dans le monde entier. « Carmen telle qu’elle fut découverte à New York, Vienne, Bruxelles, Stockholm, Milan, Londres, etc. » note le Palazzetto Bru Zane, initiateur du projet en collaboration avec l’institution rouannaise.

Le Centre de musique romantique française et l’Opéra de Rouen ont déjà exhumé la première partition de La Vie Parisienne d’Offenbach (2021). Cette fois, le retour à la source se fait essentiellement sur le plan visuel, faisant appel à des techniques artisanales à l’ancienne, notamment pour la peinture de décors, dans la scénographie d’Antoine Fontaine et sous les lumières d’Hervé Gary. Idem pour les costumes. Christian Lacroix a dessiné plus de 200 costumes en se référant aux images de l’époque. Avec un tel parti pris, certains craignaient un « vieillotisme », une « ringardise, » à la limite d’une espagnolade de cliché. Mais gare au préjugé ! Le résultat est « bluffant », car on perçoit clairement le goût théâtral de l’époque et un exotisme parfumé dans lesquels l’œuvre a été conçue, et avant tout, une cohérence qui permet facilement une conception dramaturgique. Cette production va loin dans sa démarche scientifique, ce qui la distingue des autres versions (de n’importe quel ouvrage) qui sont « à la manière de ».

Dans ces décors et costumes, on chante des récitatifs d’Ernest Guiraud au lieu de parties parlées. Le récitatif éliminait la difficulté de dialogues en français et assurait ainsi la large diffusion mondiale de l’œuvre. La grande cheffe de chant Janine Reiss (1921-2020) racontait, lors d’une master class à la Salle Cortot au début des années 2000, que lorsqu’un chanteur voulait travailler sur les dialogues de Carmen, elle lui avait répliqué : « Mais il n’y a pas de dialogue dans Carmen ! » Elle disait cela avec une touche d’autodérision, en s’excusant devant les étudiants de son ignorance de la jeunesse. Cette anecdote datait de quelques décennies par rapport au moment de l’« aveu », mais montre que le récitatif était si courant encore au milieu du XXe siècle qu’on ignorait totalement que cet opéra est avant tout un… opéra-comique ! Le temps a bien changé depuis, et pour nous qui ne connaissons que la version avec les dialogues, cette version présente au contraire bien des attraits…

Si ces récitatifs deviennent des attraits, c’est grâce à une très belle distribution, à commencer par Deepa Johnny dans le rôle-titre. Remplaçant Marianne Crebassa initialement prévue, la chanteuse canadienne originaire d’Oman révèle au public rouannais sa voix ronde et dense et sa projection naturelle. Très à l’aise dans les jeux de comédienne, elle a une présence scénique incontestable. Elle a tout pour ce personnage mythique, à la fois volatile et acharné, ayant un fond de caractère tragique. Et elle est tellement dans son rôle ! Bien qu’elle ait chanté Carmen dans La Tragédie de Carmen à Arden Opera, qui aurait cru que c’était sa prise de rôle dans l’opéra de Bizet ? À ses côtés, Thomas Atkins est Don José d’abord naïf, devenant obsessionnel par la suite. Le ténor lumineux a cependant été quelque peu éclipsé devant l'Escamillo imposant de Nicolas Courjal, surtout à l’acte III, où il fait preuve d’une très belle envolée dans les aigus face à son rival. Mais pour des raisons de santé, il a été remplacé dès la deuxième représentation. Le timbre charnu qu’on dirait de mezzo (voir d’alto par moments) d’Iulia Maria Dan semble trop consistant pour Micaëla. Sa diction assez floue ne facilite pas des phrasés fluides. Mais elle sera certainement de magnifiques héroïnes verdiennes par exemple… La distribution est également alléchante dans les rôles « secondaires ». Faustine de Monès (Frasquita) et Floriane Hasler (Mercédès) réalisent de bons échanges chantés dans la scène de cartes. Aux côtés de Florent Karrer (Le Dancaïr) discrètement affirmé, Thomas Morris (Le Remendado), en héritier du chant français « léger » et sonore à la manière de Michel Sénéchal, est une surprise dans cette production. Nicolas Brooymans et Yoann Dubruque, respectivement le lieutenant Zuniga et le brigadier Moralès, explorent leurs autorités lyriques pour user leurs autorités militaires. La présence de danseurs et de mimes (chorégraphiés par Vincent Chaillet) ajoute quelque chose de délicieusement désuet.

Dans la fosse, Ben Glassberg, directeur musical de l’Opéra de Rouen Normandie depuis 2020 (dont la toute récente nomination l’amènera également au Volksoper de Vienne dès janvier 2024), réalise un excellent rendu orchestral qui tire de la partition la couleur instrumentale spécifique à chaque scène. Le concept de « la première Carmen » aurait été cependant plus complet si les instruments et la disposition étaient de l’époque… Le chœur Accentus dirigé par Christophe Grapperon était, en ce jour de la première, quelque peu hétérogène, en particulier les voix féminines. Espérons que les choristes gagnent plus d’unité pour jouer le rôle de la foule.

Rouen, Opéra, 22 septembre 2023

Victoria Okada

Crédits photographiques © Marion Kerno

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