À l’Opéra-Comique, La Fille de Madame Angot voit rouge

- Publié le 2 octobre 2023 à 15:03
Une ouverture de saison révolutionnaire ? Le spectacle de Richard Brunel plonge l’ouvrage de Lecocq dans l’atmosphère de mai 1968, avec usine en grève, cinéma occupé et CRS.
La Fille de madame Angot à l'Opéra-Comique

Histoire de brosser de somptueux costumes et décors, le compositeur Charles Lecocq et ses librettistes puisaient leur inspiration dans l’atmosphère frivole et instable des années 1795-1799, lorsque les Incroyables et les Merveilleuses – ces zazous avant l’heure – donnaient le ton par leurs extravagances. C’était alors l’époque Directoire : la République, qui voulait faire oublier l’hécatombe de la Terreur, n’allait pas tarder à s’en remettre à l’homme fort du moment et lui donner le titre de Premier Consul : le général Bonaparte. Mais nous n’en sommes pas encore là dans La Fille de Madame Angot, créée en 1872, qui prospère sur les troubles qui agitent la société à cette époque.

Aux personnages qui gravitent dans les sphères du pouvoir (le banquier Larivaudière, sa maîtresse la vedette des théâtres Mademoiselle Lange) ou le brocardent (le chansonnier royaliste Ange Pitou), l’intrigue mêle le petit peuple des Halles, qui a recueilli et collectivement élevé « comme sa fille » l’héroïne, Clairette Angot. Si cette dernière boude le perruquier Pomponnet qu’on veut lui donner pour époux, c’est qu’elle en pince pour Pitou. Mais cet inconstant, de son côté, n’est pas long à céder aux avances de Mademoiselle Lange. Larivaudière, Pomponnet et Clairette l’entendront-ils de cette oreille ? C’est ce que vous verrez.

L’imagination au pouvoir ?

Quand ce sont surtout les puissants qui veulent renverser le gouvernement dans le livret original, Richard Brunel choisit de faire souffler sur tout le monde le vent de la révolte. Il transplante l’action en mai 1968, agite lutte des classes et libération des mœurs. L’Ouverture est jouée devant un mur gris sur lequel fleuriront des slogans. Le rideau se lève sur une pseudo-usine Renault en grève, où pendent des banderoles. Au Théâtre de l’Odéon, haut lieu des Événements, le metteur en scène substitue le cinéma du même nom – sans doute pour mieux justifier les clins d’œil qu’il adresse au septième art. L’acte II se déroule et s’achève lorsque les CRS délogent les « occupants » de cette salle obscure où Mademoiselle Lange semble chez elle. Quant au Bal Calypso du III, le voici transformé en boîte de nuit, moins disco que techno à en juger par le bruit assourdi qu’on a cru bon d’ajouter derrière les dialogues parlés. On grince parfois des dents, mais l’intrigue reste lisible et les personnages existent.

Employés à monter des 4L, les forts des Halles portent des salopettes d’ouvriers et forment une communauté de travailleurs soudée, dont la Clairette gouailleuse d’Hélène Guilmette est la meneuse, poing levé et drapeau rouge. Mais pourquoi diable grossir son soprano, certes un peu fluet, en le faisant soudain chanter dans un porte-voix ? Face à eux, le Larivaudière en costume de velours mauve de Matthieu Lécroart, comédien et baryton impeccable, tient lieu de suppôt du patronat, avec pour âme damnée le Louchard d’Antoine Foulon, tout de noir vêtu avec son brassard « Sécurité ». Fallait-il vraiment mettre nos deux barytons en slip au II pour les rendre ridicules ? L’anachronisme de la mise adoptée par Ange Pitou reflète finalement celui de ses idées d’arrière-garde, et son libertinage dix-huitiémiste. Il y a quelque chose d’amer dans le personnage, qui trouve un juste écho dans le ténor un peu fatigué de Julien Behr. Comme si le cœur n’y était plus tout à fait.

Clins d’œil de cinéphile

Le cheveu long du Pomponnet de Pierre Derhet, ténor idéalement clair pour ce rôle de gentil benêt, et le côté star de cinéma prêté à Mademoiselle Lange, dont Véronique Gens a la silhouette et le chic vocal, sont également bien vus. Il lui suffit de tendre chapeau et gants à Clairette pour que leur duo renvoie à celui des Demoiselles de Rochefort – et quelle distinction dans les petites chorégraphies. Le rôle modeste du danseur Trénitz et celui d’un Incroyable fusionnent pour prendre les traits du colonel McLean, ce vieux dandy british qui cherche des noises à Lino Ventura dans Ne nous fâchons pas (Georges Lautner, 1966) et auquel Geoffrey Carey donne une consistance franchement burlesque. Jeune pousse de l’Académie de l’Opéra-Comique, Floriane Derthe, soprano au timbre un peu pincé encore, incarne ce soir-là Amarante, à qui échoit la fameuse Légende de la mère Angot au I.

En amoureux de ce répertoire, Hervé Niquet exalte les couleurs toujours changeantes et la fine trame instrumentale imaginée par Lecocq, tirant le meilleur de l’Orchestre de chambre de Paris et d’un Concert Spirituel lui aussi solidement préparé.

Paris, Opéra-Comique, le 29 septembre. Représentations jusqu’au 5 octobre. Reprises à l’Opéra de Nice (27, 28 et 29 septembre 2024), à l’Opéra d’Avignon (28, 29 et 31 décembre 2024) et à l’Opéra de Lyon (dates ultérieures).

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