Interroger l’hégémonie des pères

L’Opéra de Nancy rend sa mère au fils d’Idoménée.

Interroger l'hégémonie des pères

« J’AIME CETTE IDÉE QUE LE THÉÂTRE doit nous laisser intranquilles, qu’il doit nous confronter à nos propres démons. » Ainsi se conclut l’entretien accordé par le metteur en scène Lorenzo Ponte (sic) à Simon Hatab pour éclairer sa mise en scène de l’Idomeneo de Mozart à l’Opéra national de Lorraine. Rémy Stricker, dans son ouvrage sur les opéras de Mozart*, mettait en relation, de façon peut-être excessivement insistante, le personnage d’Idoménée avec celui de son fils comme une composante essentielle de la biographie mozartienne. Interprétant, en psychanalyste autoproclamé, les rapports complexes et chargés d’ambivalence qu’entretenait le compositeur avec son père Leopold, Stricker interrogeait l’opéra par ce prisme. Mais il y apportait du moins une véritable démonstration, fondée qui plus est sur la musique, ce qui est bien sûr essentiel pour traiter d’une œuvre musicale… « Mozart, écrivait-il, n’a pas traité le vrai sujet d’Idoménée : le meurtre du fils par le père. Quoi d’étonnant à cela ? Lui était-il possible d’approcher de si près un fantasme tellement inquiétant alors qu’il venait de se heurter si fort à Léopold et à Colloredo [l’Archevêque qui régnait sur la Principauté archiépiscopale de Salzbourg] ? Alors que c’était bien la mort qu’ils lui donnaient tous deux. […] La faute d’Elettra est aussi voilée et faussée que celle d’Idomeneo. Il faut qu’ils soient coupables, mais sait-on vraiment en définitive, de quoi ils sont coupables ? Telle est la force angoissante de ces deux images, le père et l’amour, tellement irréel et si ardemment souhaité le mirage accompagnant du pouvoir et de la liberté, qu’il faut bien apercevoir le va-et-vient si déconcertant qui se joue à l’arrière-plan du drame entre le bon et le mauvais père, entre le bon et le mauvais amour. Mais qui est qui dans cette affaire ? Idomeneo est à la fois l’un et l’autre ; Poséidon, retranché derrière la voix de son oracle, tout autant. D’ailleurs, qui est le père, qui détient vraiment le pouvoir ? »

Archéologie

À ces questions pertinentes, à cette énigme que pose en effet l’intrigue d’Idomeneo (faiblesse du livret de l’abbé Varesco ou ambiguïté sciemment maintenue par le compositeur ?), Lorenzo Ponte, dans une démarche qu’il qualifie d’archéologique, répond ainsi : « En 2023, nous croyons connaître l’histoire d’Idoménée, mais elle continue de poser de nombreuses questions : hommes et femmes sont entre les mains des dieux, les choix d’un roi dépendent de l’apparition d’un monstre, le sacrifice humain est acceptable et l’amour est présenté comme un remède à tous les maux. Quant au dénouement, un dieu résout apparemment le conflit et tout le monde est heureux, à l’exception d’un personnage – Électre – qui crie vengeance. Mais quel est ce crime dont elle jure de se venger ? Est-ce réellement son amour déçu pour Idamante ? Je crois qu’il faut chercher quelque chose de plus profond : il y a une violence cachée dans cette famille. Le sacrifice du fils est présenté comme un accident alors qu’il est le fondement même de ce royaume. »

Le metteur en scène choisit alors un angle inattendu : la présence en arrière-plan d’une mère, celle d’Idamante, par ailleurs femme d’Idomeneo, Meda, affirmant cette présence dès la première image de sa mise en scène, en un texte préliminaire s’affichant sur grand écran. Peut-on le suivre dans cette vision ? Cela dépend des attentes de chacun : si l’on veut bien accepter une intrigue différente, des images captivantes, un spectacle qui, à sa manière, se tient, oui peut-être. Mais si l’on a en tête l’opéra de Mozart dans toutes ses dimensions les plus riches – surprésence des chœurs, dramaturgie pour la première fois ancrée, chez Mozart, dans les acquis de la réforme gluckiste, avec ces grandes scènes enchaînées rompant le principe de l’opéra dit « à numéros », adhésion du compositeur aux schémas et conventions antiques non remis en question : voix surnaturelle, puissance des dieux et caractère arbitraire de leurs décisions, acceptation d’un scénario familial typique des mythes, où ne prévaut jamais (c’est le moins qu’on puisse dire !) la parole féminine : non, tout cela ne marche pas du tout.

Et Mozart, dans tout ça ?

Car ce qui manque à cette production, c’est la prise en compte du livret et de son interprétation par la partition mozartienne : la toute première scène en est un exemple particulièrement problématique : dans une chambre mortuaire où s’affiche en grand format la photo d’Idomeneo, réputé mort et affiché comme tel on ne peut plus explicitement, puisque il s’agit d’une cérémonie funèbre, intervient au bout de quelques minutes l’annonce (qui fait effet de coup de théâtre dans le livret) de sa mort… Quel sens peut bien avoir une telle contradiction ? Le récitatif d’Elettra (Estinto e Idomeneo ?) en perd d’emblée toute crédibilité… Toute la mise en scène repose par ailleurs sur l’interprétation des personnages d’Idamante et d’Ilia comme des enfants, en culotte courte pour l’un et en jupe sage et socquettes pour l’autre, pris dans le jeu cruel d’un père abusif et d’une mère absente. Si l’on peut éventuellement accepter Idamante comme fils orphelin d’une mère anciennement sacrifiée (par noyade, la tête plongée par son monstre de mari dans la bassine où elle lavait consciencieusement des brassières de bébé, si l’on en croit l’image déroulée en arrière-scène… : étonnante la charge ménagère que portait ce personnage de Meda, censé être la femme d’un roi…), que vient faire Ilia en enfant elle aussi – et si l’on suit Lorenzo Ponte, a-t-elle aussi un problème avec sa propre mère, la femme de Priam ? Ou a-t-elle soudainement rajeuni, simplement pour faire couple avec le garçonnet qu’est Idamante ?

Jouer ou ressentir ?

Plus contestable encore, pour ne pas dire franchement aberrants : les simulacres de scène amoureuse ou de conflit que jouent les deux « enfants », contredisant de façon flagrante la sincérité de la musique de Mozart… Ou la non prise en compte par le metteur en scène d’une scène musicale d’exception : celle qui voit l’air de fureur et de désespoir d’Elettra au premier acte, s’enchaîner littéralement à la tempête, comme si les sentiments de l’héroïne entrainaient le remous de la mer. Sur scène, nous avons vu un air de fureur, oui, mais suivi d’un changement de plan et de lumière où s’affichaient, imperturbables et en imperméable, un chœur (au demeurant excellent, mais là n’est pas la question) criant, en belles rangées bien ordonnées et armés de parapluies, sa terreur… de la pluie ?

Est-ce là volonté de casser le lyrisme mozartien par des procédés mille fois vus de distanciation et d’ironie ? Encore aurait-il fallu, dans ce cas, filer la distanciation jusqu’au bout. Mais chaque nouvelle scène semble proposer une nouvelle esthétique, un nouveau point de vue, comme si le metteur en scène jouait à perdre le spectateur dans une imagerie changeante, un kaléidoscope dont il est le seul maître. Et il nous perd, en effet. Les premières images du spectacle sont des photos de guerre : villes en ruine et soldats. Où est la guerre dans cette mise en scène ? On ne sait. Puisque c’est le thème de la mère qui prévaut. On aurait préféré celui de la mer, qui du moins est central dans le livret et la musique.

* Mozart et ses opéras, fiction et vérité, Gallimard, 1980.

Photo : Simon Gosselin

Wolfgang Amadeus Mozart : Idomeneo. Toby Spence (Idomeneo), Héloïse Mas (Idamante), Siobhan Stagg (Ilia), Amanda Woodbury (Elettra), Léo Vermot-Desroches (Arbace), Wook Kang (Le Grand-Prêtre), Louis Morvan (la Voix de Neptune). Direction musicale : Jakob Lehmann, mise en scène : Lorenzo Ponte. Orchestre et Chœur de l’Opéra national de Lorraine. Opéra de Lorraine, Nancy, 29 septembre 2023.

A propos de l'auteur
Hélène Pierrakos
Hélène Pierrakos

Journaliste et musicologue, Hélène Pierrakos a collaboré avec Le Monde de la Musique, Opéra International, L’Avant-Scène Opéra, Classica, etc. et produit des émissions sur France Musique, France Culture, la Radio Suisse Romande et, depuis 2007 :...

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