Décidément, qui peut entraver l’élan fulgurant de Marina Viotti et ses deux prises de rôle en moins d’un mois ? Après des débuts triomphants dans La Cenerentola, la mezzo ajoute à sa panoplie l’héroïne la plus mythique du répertoire : Carmen. Ce grand écart était initialement prévu pour avril prochain à l’Opéra de Zurich mais a été anticipé, à la suite du désistement de Marianne Crebassa de la production de l'Opéra de Rouen. Le public parisien a donc savouré la primeur de cette prise de rôle en version de concert, à l'occasion de la visite de l'institution normande dans la capitale… Joli coup pour le Théâtre des Champs-Élysées !

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Marina Viotti
© Éric Larrayadieu

Qu’importe l’absence de mise en scène, c’est revêtue d’une robe noire et coiffée d’une rose rouge – attributs respectifs de la mort et de l’amour – que la chanteuse apparaît sur scène, décidée à placer sa Carmen dans les pas des plus grandes et à faire naître le théâtre dans les imaginaires. Du plus insignifiant mélisme au plus tragique la aigu, chacune de ses interventions est chargée d’intention et d’émotion : à ce titre, son « Tra-la-la… coupe-moi, brûle-moi » est parfait de provocation et d’insolence, mais aussi de sensualité – tempérament qui irriguera sa danse du deuxième acte, rendue brûlante par ses onomatopées délicieusement susurrées.

Toutefois, ces qualités d’expression seraient vaines si elles ne trouvaient pour relais des qualités vocales ébouriffantes ainsi qu’un timbre chaud, rond, ample, mais également joueur et un brin mutin. Certes la habanera est encore teintée d’une pointe de colorature rossinienne qui privilégie l’ornement à la grande esquisse ; mais alors que le trio des cartes révèle tout le pendant dramatique de sa voix, la séguedille prouve quant à elle que son mezzo supporte autant la grande forme que le plus ardent lyrisme. L’éventail est complet et rafraîchissant.

Face à une telle Carmen, Don José pourrait facilement perdre de ses couleurs mais Stanislas de Barbeyrac ne l’entend pas de cette oreille, bien au contraire. Son implication, très théâtrale et marquée par sa maîtrise totale du rôle, pousse le ténor à assumer pleinement – quitte à parfois trop en faire – le caractère ingrat du brigadier, n’hésitant pas à psalmodier, à éructer, à vociférer tout en se laissant aller une émotivité décomplexée. Ce soir, Don José est moins benêt et fils-à-maman que véritablement possédé par les charmes de la bohémienne, et ses duos avec la Carmencita sont aussi expressifs que touchants.

On reste néanmoins plus réservé sur ses duos avec Micaëla, où le registre de l’amour filial est mis en péril par des aigus difficiles et un emploi trop récurrent – et agaçant – du fortissimo. Le timbre viril du ténor s’accorde cependant bien à celui, plus ingénu mais non moins enrobé, de Iulia Maria Dan qui campe une Micaëla digne et très émouvante dans son air du troisième acte. On se plaît également à admirer l’inébranlable aplomb de Jérôme Boutillier, brillant d’aisance et de charisme dans le rôle d’Escamillo. Les seconds rôles s’accommodent enfin parfaitement de la logique théâtrale qui anime cette Carmen sans mise en scène, et (re)créent ainsi la belle homogénéité de cette troupe issue de la récente production de l’Opéra de Rouen.

Le coup de cœur de la soirée revient toutefois à l’orchestre de la maison normande et à son chef Ben Glassberg qui auront rendu saillant tout le génie que Bizet a infusé dans sa partition – d’autant plus que cette version de concert aura permis l’élévation de l’orchestre sur la scène. En plus de prendre un plaisir manifeste à diriger cette œuvre que d’autres abordent parfois avec trop de routine, notamment dans l’Hexagone, le Londonien (vainqueur du Concours de Besançon en 2017) fait valoir toutes les qualités d’un grand chef d’opéra, tant par sa gestion des effectifs et son accompagnement des chanteurs que par la réactivité de sa baguette. En outre, cette maturité de vieux briscard semble se conjuguer chez lui à une étincelle de singularité – transparente dans certains passages, à l’instar du début du deuxième acte pris à un tempo lent et qui, au gré d’un accelerando bien senti et d’un vaste crescendo, tourne la chanson bohème en véritable orgie orchestrale et vocale.

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