Richard Strauss (1864–1949)
Die Frau ohne Schatten (1919)
Opéra en trois actes
Livret de Hugo von Hofmannsthal
Créé le 10 Octobre 1919 à la Wiener Staatsoper

Direction musicale : Daniele Rustioni
Mise en scène : Mariusz Treliński
Décors : Fabien Lédé
Costumes : Marek Adamski
Lumières : Marc Heinz
Chorégraphie:Jacek Przybyłowicz
Vidéo : Bartek Macias
Dramaturgie : Marcin Cecko
Chef des Chœurs : Benedict Kearns
Coaching vocal : Kirsten Schötteldreier

L'Empereur (Kaiser): Vincent Wolfsteiner
L'Impératrice (Kaiserin): Sara Jakubiak
Barak, le teinturier : Josef Wagner
La Teinturière (Färberin): Ambur Braid
La Nourrice (Amme): Lindsay Ammann
Le Messager des esprits (Geisterbote): Julian Orlishausen
Le Gardien du seuil du Temple : Giulia Scopelliti*
Le Bossu : Robert Lewis*
Le Borgne : Pawel Trojak*
Le Manchot : Pete Thanapat*
Une voix venue d'en haut : Thandiswa Mpongwana*
Le Faucon (chant): Giulia Scopelliti*
Le Faucon (actrice): Natalia Bielecka
L’Apparition du Jeune Homme (figurant): Antoine Laval
L’Apparition du Jeune Homme (chant): Robert Lewis*
Keikobad (danseur Butô): Frédéric Rebière

* Solistes du Lyon Opéra Studio
Orchestre, Chœurs et Maîtrise de l’Opéra de Lyon

Lyon, Opéra national de Lyon, mardi 17 octobre 2024, 19h30

Gros investissement à l’Opéra de Lyon pour cette ouverture de saison 2023–2024 aussi bien technique qu’artistique. Monter Die Frau ohne Schatten n’est pas donné à toutes les maisons, notamment hors d’Allemagne, et reste réservé la plupart du temps aux grands théâtres internationaux et encore, quand on pense que l’œuvre n’est entrée au répertoire de la Scala de Milan qu’en mars 1986, dans une merveilleuse production de Jean-Pierre Ponnelle et dirigée par Wolfgang Sawallisch dont les premières représentations ont eu peine à remplir et dont les dernières ont suscité des batailles pour arracher un billet.
Aujourd’hui,
Die Frau ohne Schatten semble un titre naturel un peu partout dans le monde, alors qu’il y a un demi-siècle hors de l’ère germanique, c’était une absolue rareté. C’est pourquoi on ne peut s’étonner que l’Opéra de Lyon tienne à le faire entrer au répertoire, 104 ans après la création.
Mais l’œuvre est très ardue à monter, orchestre pléthorique, au moins cinq rôles impossibles dévolus à des artistes de classe internationale (et encore, ils ne s’y confrontent pas tous) et un livret étrange et poétique signé Hugo von Hofmannsthal, l’un des plus beaux textes qui soient, et qui demande une mise en scène visionnaire.

Et Lyon n’a pas forcément la salle ni la fosse adaptées à une œuvre qui prend un incroyable espace sonore. C’est pourquoi beaucoup (dont le signataire de cet article) ont émis des doutes quant au rendu de l’œuvre dans ces conditions peu favorables.
Le résultat est conforme aux craintes par certains côtés, mais a aussi agréablement, voire très agréablement surpris par d’autres : si la musique est à l’étroit dans la cage lyonnaise, elle réussit au-delà des attentes à en passer les barreaux, grâce à Daniele Rustioni, vraiment étonnant… En revanche, la mise en scène semble ignorer l’espace poétique et imaginaire d’Hofmannsthal en proposant une narration qui – avec une fin ridicule à souhait- consiste à nous montrer deux couples en crise d’identité et deux candidates au cabinet du docteur Freud, c’est certes viennois en diable mais sacrément réducteur et vaguement prosaïque. Une fois encore Mariusz Treliński cache sous un amas faussement spectaculaire un discours toujours aussi plat.

En 2017, au cours d’un Festival consacré à la mémoire des mises en scène mythiques, Serge Dorny avait programmé Elektra dans la production que Ruth Berghaus avait conçue pour la Semperoper de Dresde dont la fosse n’avait pas à l’époque les dimensions pour accueillir l’orchestre straussien. La solution trouvée avait été de mettre l’orchestre en scène et de planter le décor au milieu, une sorte de plongeoir de béton, en une vision qui fut si frappante que la production en devint mythique et dura une bonne quarantaine d’années, même après que la fosse eut été agrandie. Lyon ne pouvant faire Elektra dans des conditions normales avec orchestre en fosse, Dorny, sur la suggestion du chef prévu Hartmut Haenchen qui avait dirigé la première dresdoise, reconstitua la production de Berghaus. Et ce fut un triomphe mérité.
Si Elektra est impossible, Die Frau ohne Schatten qui a un orchestre plus pléthorique et une distribution instrumentale très fournie notamment en matière de cordes l’est encore moins. L’opéra de Lyon a opté cette fois pour le choix d’une version orchestrale « allégée » qui puisse rentrer dans les dimensions réduites de la fosse lyonnaise et propose donc une Frau ohne Schatten moins opulente à l’orchestre, et pourtant, c’est presque paradoxal, c’est de l’orchestre que vient la surprise, la surprise du chef pourrait-on dire, tant le rendu, l’énergie, la finesse de l’approche ont emporté la conviction.
Pour cette création à l’Opéra de Lyon, ce sont les aspects musicaux qui constituaient le défi le plus grand, et c’est donc par-là que nous commencerons car si une mise en scène de Frau ohne Schatten est souvent intéressante, voire passionnante, Mariusz Treliński n’a jamais brillé par des visions originales par ailleurs, tandis que c’est bien le chef Daniele Rustioni aux prises avec une œuvre rarement abordée par des chefs italiens qui constituait l’objet essentiel de la curiosité et aussi la manière dont l’opéra de Lyon allait se sortir de l’impossible distribution nécessitant au moins cinq chanteurs de premier ordre et une importante compagnie de chanteurs d’appui dont aucun ne souffre la médiocrité.
Bref, pour une fois, prima la musica.

 

La direction musicale

Daniele Rustioni n’est pas seulement l’objet de notre curiosité, il est l’artisan de cette création lyonnaise sur laquelle j’avais quelques doutes, et qu’il a si brillamment levés. De tous les chefs italiens de sa génération il est à l’opéra à coup sûr le plus éclectique et le plus audacieux, le plus ouvert à tous les répertoires osant les russes (L’Enchanteresse par exemple et bientôt La Dame de Pique), Wagner (Tannhäuser), Bizet (Carmen) avec des qualités musicales particulièrement effilées et une clarté à chaque fois renouvelée dans les lectures. Se confronter pour son premier Strauss à un monument comme Frau ohne Schatten constitue pour lui non un défi, mais une volonté de se plonger d’emblée dans la musique des sommets, moins rebattue que le trio Elektra/Salomé/Rosenkavalier, mais plus révélatrice d’un art straussien de la composition où se confrontent les aspects les plus lyriques, les plus dramatiques, les plus rutilants et les plus intimes, et où encore une fois l’union du travail du librettiste Hofmannsthal et du compositeur Strauss créent à leur manière une Gesamtkunstwerk difficilement égalable. C’est cette totalité, qui produit toutes sortes d’émotions à différents niveaux, que Rustioni, dans les conditions particulières exigées par la configuration lyonnaise, a réussi à préserver, à exalter, à sublimer l’âme de la partition,.

On a un peu craint au premier acte, car on a senti qu’avec à la fois la sécheresse bien connue de l’acoustique lyonnaise, la faiblesse en nombre de cordes (si importantes dans cette partition) quelque chose se perdait de l’ivresse attendue : on entendait peu les violons, de la fosse sortait un son étriqué, presque étouffé, qui ressemblait de loin seulement à une Frau ohne Schatten ; une musique comme enfermée dans une boite d’autant plus décevante qu’on entendait certains instruments et pas d’autres,  que les solos instrumentaux étaient clairs, bien mis en relief et excellents, mais que le lit sonore avait un peu disparu, comme une Frau ohne Schatten qui sonnait (surtout au départ) quelquefois comme Ariadne auf Naxos. C’était d’autant plus rageant que l’orchestre de l’Opéra de Lyon, qui fêtait ses quarante ans d’existence (soulignons une fois encore que c’est le seul orchestre de fosse spécifique existant en France, en dehors de celui de l’Opéra de Paris) a été plus engagé et meilleur que jamais.
Mais cette impression frustrante, liée au lieu et à la réduction de l’effectif orchestral passé des 110 musiciens exigés à 70 dans l’adaptation pour la fosse lyonnaise commandée à Leonard Eröd, passe finalement assez vite y compris au cours du premier acte, par le sens de la dynamique insufflé par le chef, par l’impulsion qu’il donne, par le sens des rythmes, par les subtilités qui permettent de tout entendre, et par un équilibre très attentif entre plateau et fosse. Au total, la musique de Strauss nous envahit comme d’habitude et nous nous laissons happer par cette magie sonore.

C’est évidemment le cas au deuxième acte, plus dramatique, plus urgent, où les qualités théâtrales du chef font merveille, sans jamais d’ailleurs (ce serait le danger) que les équilibres se rompent et donnent la suprématie aux cuivres par exemple. Rustioni réussit à maîtriser l’ensemble, à rendre la partition dans sa globalité, son homogénéité et son urgence. Il y a dans sa direction cette énergie dont il fait si souvent preuve, mais aussi un sens des raffinements de la partition et surtout une maitrise des rythmes et du tempo dont la rigueur frappe, car jamais rien n’est désordonné, tout est justement scandé : c’est indiscutablement une formidable leçon de direction straussienne : pour un coup d’essai c’est vraiment un coup de maître.
Et c’est confirmé au troisième acte qui allie lyrisme et intimisme au début, et qui se développe de plus en plus dramatiquement pour s’achever dans une scène finale qui semble ne jamais finir, tant la musique semble s’autogénérer et s’autodévelopper en volutes de plus en plus ivres et étourdissants. Et ce crescendo est maîtrisé, avec un sens subtil des volumes qui réussissent à rendre à l’ensemble de l’acte cette sorte de sorcellerie musicale évocatoire qui emporte. Rustioni donne à son orchestre des couleurs, des reflets, des lueurs, des ombres que la musique réussit bien mieux à rendre que la mise en scène décevante on le verra : le théâtre est en fosse, avec ses respirations et sa force, et l’on se prend à rêver d’un Rustioni à la tête d’une formation complète dans une fosse adéquate (Munich ?).

C’est Daniele Rustioni ce que j’appelais plus haut la « surprise du chef », parce qu’il a réussi à transcender les difficultés inhérentes à la salle et à proposer au public lyonnais qui entendait l’œuvre peut-être pour la première fois une Frau ohne Schatten finalement toute lumière, grâce à cette lecture sans maniérismes ni boursouflures, particulièrement théâtrale, directe, conduite avec un cran stupéfiant et un lyrisme de tous les instants sans jamais abdiquer la sensibilité, et dans la grande tradition des belles lectures de l’œuvre.

 

Une distribution homogène avec de vraies réussites

Distribuer une telle œuvre est un autre défi : l’Opéra de Lyon a pu s’offrir quelquefois des stars singulières (voir le regretté Stephen Gould l’an dernier dans Tannhäuser), s’en offrir cinq pour les cinq rôles principaux est une autre affaire. Mais dans l’ensemble, et vu la rareté de l’œuvre dans des théâtres autres que de grandes scènes internationales, il réussit à proposer un cast homogène, engagé, très soutenu par la fosse, et dont les rôles d’appui sont quasiment tous très bien tenus, à commencer par les artistes du Studio de l’opéra de Lyon, vraiment remarquables, par leur phrasé, par la diversité des couleurs vocales et la clarté de leur diction, aussi bien Robert Lewis (voix du jeune homme/le bossu) que Giulia Scoppellitti  (voix du Faucon/le gardien du seuil du Temple) que nous avions remarquée déjà antérieurement, mais aussi Pawel Trojak (le Borgne), Pete Thanapat (le Manchot) et la voix d’en haut, particulièrement bien tenue par Thandiswa Mpongwana. Sans le Lyon Opéra Studio et le travail qui y est mené, tous ces rôles seraient tenus par des artistes pris sur le marché » et ici, ils sont un peu comme une troupe locale de qualité, qui donne un standard de niveau loin d’être négligeable.

Lindsay Ammann (La nourrice) Julian Orlishausen (Geisterbote): réglement de comptes

Petite déception pour le Geisterbote (Messager des esprits) de Julian Orlishausen, le rôle est épisodique, mais Strauss lui réserve au début de l’œuvre quelques-uns des plus beaux moments lyriques qui nécessitent un timbre plus chaud, plus suave et lisse (on pense à un  Sebastian Holecek inoubliable à Munich ou Wolfgang Bankl à Vienne, voire Bryn Terfel à Salzbourg avec Solti), la voix doit avoir au départ quelque chose de séduisant et d’émouvant : ce n’est pas le cas, bien que le chanteur s’en sorte sans coup férir mais sans jamais que ce chant ne donne à rêver ou vibrer.
Incontestablement Lindsay Ammann est une présence forte en scène avec son profil noir de sorcière style Famille Addams, (là où Warlikowski la voyait tout aussi irréelle vêtue et chevelue de blanc), comme une gouvernante maléfique, et c’est d’abord l’incarnation qu’on retient. La voix en revanche est plutôt irrégulière, instable, avec une technique erratique mais ce défaut marquant dans le premier acte devient un atout ensuite quand le rôle doit être plus affirmé et expressif, qui renforce la présence, avec des graves notables : au total, sans être une Amme de légende, Lindsay Ammann est une des figures fortes de la représentation.

Josef Wagner (Barak), Ambur Braid (la teinturière)

Ambur Braid, la teinturière, est elle aussi une figure bien dessinée par la mise en scène, insatisfaite de son sort, pleine de frustrations y comprise sexuelles, violente, brûlante, à la voix affirmée, solide, quelquefois lumineuse aussi, avec des aigus épanouis, bien tenus sur le souffle, elle avait déjà séduit dans le rôle d’Eva de Irrelohe en 2022 dans cette même salle, et le soprano canadien achève de convaincre dans une teinturière au format vocal puissant et au physique moins wagnérien que certaines titulaires du rôle. Un beau moment. Une chanteuse à suivre, car des sopranos de ce format restent rares.

Autre triomphateur, le Barak de Josef Wagner, au timbre de baryton-basse chaleureux, qui marque d’emblée par la douceur, la suavité, l’humanité. Il embrasse le rôle avec conviction, et forme avec Ambur Braid un couple au contraste net et à la présence incontestable. La ligne de chant est maîtrisée, la diction impeccable et la clarté de l’émission sans failles, la voix est homogène sur tout le spectre et surtout, indispensable dans ce rôle, il est particulièrement expressif grâce à un chant qui n’oublie jamais la couleur. Il triomphe aux saluts et ce n’est que justice.

Sara Jakubiak (L'impératrice) à l'heure du choix

Si le couple des teinturiers est incontestable, c’est moins le cas du couple impérial.
Sara Jakubiak nous avait favorablement surpris cet été à Salzbourg dans The greek Passion de Martinů où elle était engagée, passionnée, naturelle, émouvante.
L’impératrice est un rôle au format tout autre qui exige à la fois le lyrisme, une capacité à maîtriser à froid des difficultés vocales notables (le réveil au premier acte) et des qualités de soprano dramatique, aigus puissants, centres larges, voix homogène sur tout le spectre.
Si Sara Jakubiak a un registre central solide, elle n’a pas cette solidité sur tout le spectre, et les aigus sont mal contrôlés, souvent criés ou métalliques, quant au réveil au premier acte sorte de juge de paix du rôle,  il est raté avec les aigus savonnés et l’incapacité de la voix à contrôler la délicatesse du moment. Et donc, ces irrégularités vocales notables pèsent sur une interprétation scénique assez convaincante de cette femme névrosée, incapable de se situer clairement entre Dieux et humains mais en même temps coupable d’être plus humaine que son destin ne le prévoit. Il en résulte une prestation stylistiquement mal maîtrisée, mais dont certains moments restent convaincants notamment dans une salle aux dimensions qui permettent à sa voix de rester impressionnante. Impression mitigée au total car Jakubiak n’est pas une Impératrice : elle n’en a pas les moyens vocaux.
Les moyens vocaux ne manquent pas au contraire à Vincent Wolfsteiner, il affiche au départ des aigus généreux, une diction claire, mais au-delà, il n’est pas à l’aise scéniquement où il reste gauche et sans aura, mais surtout son chant reste plat, neutre, sans couleur aucune et le personnage est si inexistant qu’on en arrive à l’oublier. C’est d’ailleurs dans les scènes finales qu’il montre le plus de difficultés à dominer le personnage et où la voix semble se dérober et devenir instable. Sa prestation est sans doute la moins convaincante de toute la distribution. Mais le rôle est vraiment ardu, à la fois puissant mais aussi ingrat dans sa présence-absence de victime désignée (il doit être changé en pierre) que seuls des très grands ont su transcender (Johan Botha, Stephen Gould par exemple tous deux disparus…).
Le chœur dirigé par Benedict Kearns n’a pas un rôle déterminant (comme dans la plupart des opéras de Strauss) et reste comme toujours clair et bien dominé, mais on peut regretter que le trio des trois gardes (die drei Wächter) à la fin du premier acte, n’ait pas la poésie ni la retenue qui sont attendues (peut-être la légère sonorisation en est-elle la cause) c’est un des moments suspendus de l’œuvre et  il nous semblait bien trop terrestre ici.

 

La mise en scène

Die Frau ohne Schatten peut être l’objet de lectures plates et « littérales » comme celle de Vincent Huguet à Vienne, à l’opposé elle peut aussi plonger dans les âmes et dans l’imaginaire, comme celle de Claus Guth à Berlin (et à la Scala), où faire rêver d’orientalisme kitsch comme celle de Nikolaus Lehnhoff qui marqua l’entrée au répertoire de l’œuvre en 1972 à Paris (et reprise en 1980), en général, elle passe systématiquement la scène. Remarquons au passage que Paris depuis 1972 n’a gratifié son public de deux productions, reprises chacune une fois… On attend quand même un effort supplémentaire de notre première scène nationale sur une œuvre qui est devenue assez populaire en plus de 50 ans…
Elle peut allier poésie, références, et montrer une unité onirique singulière comme celle de Krzysztof Warlikowski à Munich, qui reste pour moi la lecture la plus convaincante de l’œuvre et surtout celle qui allie un certain réalisme (on y retrouve les infirmières auprès de l’impératrice que Treliński son compatriote a reprises ici) et une présence permanente de la poésie du texte de Hofmannsthal (le faucon, la vision des enfants démultipliés, l’usage des ombres).
C’est là où Mariusz Treliński (entre autres directeur artistique du Teatr Wielki, l’opéra de Varsovie) échoue totalement, transformant le texte (certes touffu) de Hofmannsthal en une intrigue assez bourgeoise, construite autour de deux couples en crise issus de deux milieux différents.

L'impératrice dans son jardin d'hiver (Sara Jakubiak)

La qualité de ce travail c’est sa lisibilité qui peut convenir pour une vision initiale de l’œuvre, mais qui finit par tourner court et devenir assez lassante et répétitive, jusqu’à une fin qui réussirait presque à casser la respiration musicale en accumulant les ridicules.
La répétition des motifs est marquée par la structure du décor de Fabien Lédé, posé sur une tournette, solution efficace pour montrer l’opposition des deux mondes, une riche chambre à coucher sur fond de luxuriant jardin d’hiver orientalisant d’un côté et un pauvre salon cuisine table en désordre de la maison des teinturiers. L’opposition se marque aussi dans les costumes (de Marek Adamski) entre les déshabillés de soie et frac gris du côté impératrice/empereur et les jeans et vêtements cheap côté teinturiers.
Les éclairages de Marc Heinz sont contrastés, laissant toujours marquer une ambiance au total assez sombre, mais bien sculptée.
La première image parle :  l’impératrice, debout, en pyjama, pendant qu’en vidéo on voit un bac de bain qui se vide et du sang apparaître, automutilation ? sang menstruel ? le public comprend que le problème vient de l’impératrice, dont la névrose (née du désir d’enfant) va courir toute l’œuvre, au point qu’on ne sait pas clairement si ce qu’elle vit est rêve ou réalité.
Il reste que la narration est claire, bien soulignée, réaliste au-delà de la frontière mal dégrossie entre réalité et fantasme. S’il y a rêve, il n’est pas vraiment « onirique » au sens où il ne fait pas vraiment rêver, et certains éléments manquent de clarté, comme ce Faucon fantomatique comme une montée d’image qui n’a pas la limpidité souhaitée. L’Empereur quant à lui semble traverser tout cela avec indifférence et cela renforce la solitude de l’impératrice abandonnée.
La nourrice ombre noire de l’impératrice en pyjama blanc la suit presque comme une ombre substitutive de la femme qui n’en a pas et dans ce cas ombre maléfique car elle conduit l’impératrice à l’impossible choix.
Dans un tel contexte, l’apparition du messager des esprits (Geisterbote) manque aussi de clarté,  et l’on comprend que tout semble manipulé par une divinité supérieure, tête monumentale suspendue au-dessus du décor qui apparaît de temps à autres, le Dieu Keikobad, par qui tout ce malheur arrive, mais même ce Dieu qui semble tout puissant apparaît terriblement humain au troisième acte.

Il est difficile de « laïciser » une histoire d’esprits, de dieu, de passage de la divinité à l’humanité, d’empereur qui va être transformé en pierre dans les trois jours si une ombre n’est pas trouvée à la Femme, bref, toutes les injonctions subies par les personnages. Évidemment 1919 à Vienne, est aussi l’époque de la psychanalyse, et des lectures psychanalytiques de l’œuvre existent, mais ici, on navigue en eaux troubles sans toujours clairement savoir où on est.
La tournette tourne et se retrouve dans la maison des teinturiers, où se lit non tant la pauvreté mais le travail peu productif, le milieu social peu policé, symbolisé par les trois frères (la manchot, le bossu et le borgne) qui squattent la maison de Barak qui les a recueillis pas bonté d’âme et dont ils profitent, tout en cherchant à profiter aussi de son épouse, mais d’une autre manière. Allusion au métier, des piles de linge blanc dans un réduit-cabinet qui sert dans les deux ambiances, tantôt placard à blanchisserie, tantôt cabinet de toilette chic.

La direction d’acteurs est au total assez bien menée, chacun faisant ce qu’il a à faire avec conscience et une certaine justesse mais un élément est commun aux deux milieux, la femme est dans ce milieu pauvre aussi en malaise, refuse son statut, reste frustrée, se refuse à la tendresse de son mari et visiblement ne veut pas d’enfants. Un monde en quelque sorte symétrique.

L’arrivée de la nourrice et de l’impératrice dans ce milieu pour circonvenir l’épouse du teinturier cherche à montrer le mépris dans lequel la nourrice tient cette femme et cette humanité. L’apparition du jeune homme, pantalon serré prêt à exploser et torse doré de revue cheap à la chippendale de faubourg, mimant des mouvements faussement éroto-gracieux ridicules fait volontairement caricature ou piège à gogos, avec cette vulgarité dont on veut affubler la femme du teinturier.

En somme, la mise en scène ne cessera de naviguer entre un narratif assez fidèle et des vulgarités un peu ridicules ou inexplicables.

Ainsi du deuxième acte, où selon le livret, nourrice et impératrice servent les moindres désirs de la femme du teinturier pour la convaincre de laisser son ombre, là encore, leur fonction claire dans le texte reste un peu confuse à la scène, notamment l’impératrice, toujours à part, de côté, plus observatrice que femme de ménage : les rapports entre les personnages ne semblent pas aller jusqu’au bout, même si est mieux dessiné le contraste entre Barak et l’empereur, l’un très proche, concerné, triste, mais jamais négatif (le personnage est toujours plus ou moins le même dans toutes les mises en scène) et l’autre au moins lointain sinon indifférent à son sort, à moins que les qualités d’acteur non démontrées de Vincent Wolfsteiner ne renforcent cette attitude. La réapparition du jeune homme semble une répétition du premier acte, alors qu’il devrait y avoir un développement bien plus érotisé de la rencontre et il manque dans l’ensemble du travail ce que la musique traduit si clairement, une montée du drame et de la tension, une âpreté plus grande et surtout une évolution de la psychè de l’impératrice qui découvre ce qu’est un sentiment humain.

Car le sens du conte d’Hofmannsthal est moins la perspective des enfants à naître que l’évolution de l’impératrice prise d’empathie pour Barak dont elle constate l’amour pour son épouse, et dont elle va briser définitivement les espoirs. Elle constate qu’en conquérant une ombre, elle fait le vide et détruit tout sur son passage. Elle découvre la force de ce qu’est un sentiment humain.

Cette découverte prend naissance dans le courant du deuxième acte, où les choses basculent à la fois vers la catastrophe (l’épouse du teinturier est prête à vendre son ombre pour un plat de paillettes et un torse doré) et vers une sorte de rédemption au sens où personne ne prend de décision définitive, ni l’épouse de Barak, ni l’impératrice, on reste au bord de l’abîme sur la ligne de crête. La fin de l’acte II, dans sa violence et son tourbillon (extraordinaire Rustioni), n’est rien moins que le constat de quatre solitudes. Ce que la nourrice aveuglée ne peut ressentir, puisque son sentiment se limite à sa maîtresse et pour qui rien d’autre ne compte.

Tout cela est noyé dans la mise en scène par la narration assez linéaire, mais sans véritable prise de décision dans la lecture : cela viendra au troisième acte, qui est des trois le seul qui donne une clef de lecture à l’œuvre, pas toujours adroitement d’ailleurs.

Le troisième acte est un point de passage vers le non-retour, et en tant que tel rompt le ronron de la tournette et ses changements d’ambiance devenus assez creux.

Le Seuil, fatal. Lindsay Ammann (La nourrice) Julian Orlishausen (Geisterbote)

Il y a un seuil, ce seuil si important dans certaines cultures orientales (au Japon par exemple), qui marque un domaine inconnu : c’est ce seuil que devra franchir l’impératrice.
Car du côté de l’autre couple, celui des teinturiers, celui d’en-bas, de ceux « qui ne sont rien » comme dirait l’autre  les solitudes se retrouvent, et la force de l’amour s’est réaffirmée, ce n’est pas de leur côté que les choses sont complexes, comme si la névrose développée par l’impératrice (ou la femme du couple bourgeois) montrait que la névrose était une maladie de riches…

Alors pour l’impératrice commence la démarche progressive vers la libération, celle de la nourrice d’abord : être libre, c’est agir de sa propre volonté et sans guide autre que son propre ressenti et la nourrice le paie d’un renvoi et d’une scène violente avec l’envoyé des esprits, et n’a plus qu’à aller vers l’errance et la fin.

Dans la mise en scène de Warlikowski, on voyait l’empereur subir la pétrification comme une opération chirurgicale, ici, c’est plus ambigu, l’impératrice qui a passé le seuil, décidée à suivre son destin voit un gisant de pierre qu’on imagine être l’empereur et qui serait susceptible de la décider à passer le pas et boire à la « fontaine d’or » sorte de tisane apportée par des infirmières (toujours ce jeu entre fantasme et réalité) qui lui permettrait d’acquérir définitivement l’ombre, c’est alors qu’elle refuse par le fameux ich will nicht. Le gisant est Keikobad, le père, qui se lève et disparaît. Vision double de l’impératrice qui superpose père et mari (ah…Freud) ? En tous cas le ich will nicht libérateur fait apparaître l’empereur bien vivant au milieu d’une chorégraphie d’enfants au masque d’adulte, d’enfants dont on sent bien qu’ils n’en sont pas et que le conte de Hofmannsthal ne se terminera pas pour ce couple par « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants »… La musique sonne triomphante et la scène grinçante, voire ridicule (la chorégraphie est risible et rompt totalement la poésie du moment). C’est alors qu’apparaissent réunis le couple des teinturiers. La scène est habituellement une sorte de « embrassons-nous Folleville » qui marque la fin des épreuves (on pense souvent à Zauberflöte, évidemment), Mariusz Treliński revient au terriblement grinçant et à un retour très terrestre, le retour du temps, comme si tout cela s’était passé hors-temps, dans une psychè impériale névrosée. Car si les hommes s’apprêtent à vivre enfin, l’Empereur et l’Impératrice devenus plus humains sont aussi devenus plus vieux… Avantages et inconvénients de l’humanité…
Au lieu d’être à quatre, le final à tiroirs de l’œuvre est un final deux-deux, le couple « impérial » s’est retrouvé, mais les enfants promis restent des sortes de zombis enfantins (rien à voir avec l’extraordinaire cour d’école si poétique de Warlikowski avec toutes ses ombres projetées) et maintenant l’autre couple se retrouve de manière très terrestre et reçoit les hommages et cadeaux, dont celui du couple « impérial », vieilli, et donc l’impératrice à un âge où elle n’est plus en situation de procréer, qui apporte à l’autre couple un gros, très gros paquet cadeau, qu’on ouvre et qui contient des poupons, enfants à naître qu’on distribue aux « enfants zombis » présent dont on devine bien qu’ils vont bientôt se matérialiser en bébés joufflus, tout serait bien qui finirait bien pour les uns, pendant que les autres, ont conquis la liberté humaine au prix de l’échec, mais l’impératrice dans les dernières mesures ne se retrouvait seule, assise sur son lit du début, maniant dans le vide un poupon de cellulose qui ne se matérialisera jamais. Peut-être avec une ombre, peut-être libre, mais sans enfant, seule, sans le sens qu’elle voulait donner à sa vie. C’est la fin amère et pessimiste de la vision de Treliński, qui a voulu raconter une histoire de névrose féminine, sans jamais réussir ni vraiment à convaincre, ni vraiment à émouvoir.
Dans une œuvre née en 1919 au sortir de la guerre la plus meurtrière qu’ait connu le monde jusqu’alors, une fin optimiste et nataliste qui soit un hymne au futur se comprend parfaitement dans le contexte de l’époque. Treliński veut en faire quelque chose de plus complexe, on peut parfaitement le comprendre face à un livret touffu et difficile à démêler, mais après deux actes narratifs, il assène un troisième acte plus cryptique où toutes les idées (même les plus mauvaises ou les plus ridicules) tombent en même temps et c’est un peu déséquilibré, au total peu satisfaisant. L’amertume finale ne sied pas à cette musique.

Sara Jakubiak (L'impératrice) et Keikobad (l'acteur Frédéric Rebière)

Il reste que l’entreprise menée par l’Opéra de Lyon et son directeur Richard Brunel est à saluer dans sa globalité, le défi lyonnais a été relevé avec un certain panache, jamais dans la médiocrité. En ce sens, cette production rend optimiste sur l’avenir de l’opéra.
Même si la mise en scène est discutable, elle n’est pas de celles qui scandalisent, mais de celles qui essaient timidement d’aller au-delà de leur sagesse pour faire une proposition possible sans convaincre, mais sans faire hurler. Le décor assez monumental et les éclairages maîtrisés renforcent la dignité du spectacle. On retiendra certains chanteurs, très valeureux et très engagés et une belle homogénéité de la distribution, mais on retiendra surtout qu’un vrai chef straussien est né, lyrique, engagé, dynamique et qu’une fois encore, l’avenir réussit à l’Italie qui ose.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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  1. 28 octobre 2023. Opéra de Lyon. La femme sans ombre
    C’était globalement excellent. Mais entrons dans le détail (sans avoir encore lu Wanderer 😉).
    1- Les voix : deux remplacements. L’Empereur a été chanté par Burkhardt Fritz (excellent mais expérimenté sur ce rôle et les rôles similaires) et Sara Jakubiak a joué mais rôle chanté par Miriam Clark également très bien. J Wagner (Barak) assez jeune et dynamique mais il n’a pas la profondeur d’anciens (W Berry ou DFD) ou actuellement, W Koch. La nourrice de Lindsay Ammann est excellent mais j’ai trouvé extraordinaire la teinturière de Ambur Braid. Tous les autres participants sont excellents.
    2- Orchestre et direction : j’avoue que je suis un peu perplexe. En effet j’avais l’intrication de trois difficultés : la salle de l’opéra de Lyon rend un son sec (comme le théâtre des Champs-Elysées) ; ma place au-dessus de l’orchestre et qui reçoit le déluge sonore ; des problèmes d’appareils auditifs réglés trop forts (mais j’ai choisi le module « musique » qui permet de rendre une meilleure qualité sonore)…désolé de ces détails techniques triviaux. Bref j’ai trouvé l’orchestre (et la direction) trop massive, rapide, (même s’il y a de beaux solos de violon ou de violoncelle), manquant de ce raffinement caractéristique de Strauss. En écrivant j’écoute et regarde le concert à Berlin avec Petrenko à la Philharmonie en 2022…et c’est beaucoup plus nuancé avec un son plus rond et attrayant. En fait superbissime ! Cependant en écoutant hier je me suis dit que le Strauss de FROSCH a un successeur : F Schrecker (cf Irrelore l’année dernière à Lyon). Et il y avait la 3ème trompette, la plus « à cour », qui ratait ses entrées au I.
    3- La mise en scène : je me demande pourquoi avoir un décor aussi démesuré (dans ces temps de restrictions budgétaires) sans grande fonction. La transposition de l’histoire est à peu près lisible (notes d’intention dans le programme), la direction d’acteurs correcte, mais cela n’est ni bouleversant ni gênant. 

    Je ne retournerai pas mardi 31 pour la raison principale que même si j’avais révisé et préparé, je n’ai pas une connaissance de l’œuvre suffisante. En effet (un peu comme pour Makropoulos) j’ai mis tout le premier acte pour entrer dans le langage musical. Et le troisième, le plus accessible est extraordinaire. Bref, j’aimerais revoir sur scène FROSCH mais il faut travailler (4–5 écoutes attentives pour mémoriser). Il faut dire que j’ai le matériel : en vinyle Böhm DECCA, Vienne 1955, live Keilberth Munich 1963 ; en CD : le live Böhm Orfeo, Vienne 1955, Live Böhm Salzbourg 1974, live Hambourg von Dohnanyi 1977, live Thielemann Orfeo, Salzbourg 2019 ; DVD Solti Salzbourg 1992 (Götz Friedrich).
    J’avais vu deux mises en scène à Paris : deux fois en 09/1980 Ch von Dohnanyi, N Lehnhoff avec R Kollo /M Schunck, H Behrens, M Dunn, W Berry, G Jones et en mars 1994 Ch von Dohnanyi, A Homoki, avec Th Moser, L DeVol, A Silja, J‑Ph Lafont, S Hass.
    Références :
    Böhm Vienne 1955 : H Hopf, L Rysanek, E Höngen, L Weber / P Schöffler, Ch Goltz
    Keilberth Munich 1963 : J Thomas, I Bjöner, M Mödl, D Fischer-Dieskau, I Borkh
    Böhm Salzburg 1974 : J King, L Rysanek, R Hesse, W Berry, Ch Ludwig
    von Dohnanyi Hamburg, 1977 : R Kollo, E Marton, R Hesse, D McIntyre, B Nilsson
    Thielemann Orfeo, Salzburg 2019 : S Gould, C Nylund, E Herlitzius, W Koch, N Stemme
    Solti Salzburg 1992 (Götz Friedrich): T Moser, C Studer, M Litovsk, R Hale, E Marton
    Petrenko, Berliner Philharmoniker 2023 : Clay Hilley, Elza van den Heever, Michaela Schuster, Wolfgang Koch, Miina-Liisa Värelä.

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