Antoine et Cléopâtre à Barcelone

De belles voix au service d’un livret déséquilibré mais d’une très belle musique.

Antoine et Cléopâtre à Barcelone

ANTONY & CLEOPATRA EST LE NEUVIÈME OPÉRA du compositeur américain John Adams. Le livret, lui aussi écrit par le compositeur à partir de l’œuvre homonyme de Shakespeare, résume fidèlement en deux actes les cinq actes de la pièce. Le premier acte expose les principaux événements plus ou moins historiques : venu en Égypte pour des raisons politiques non expliquées (dans l’opéra), Antony est tombé amoureux de Cleopatra, reine d’Égypte, qui l’aime en retour. La séquence qui ouvre la pièce de John Adams est si fougueusement jouée sur scène par les deux acteurs qu’il a fallu un directeur d’intimité (Ita O’Brian) pour la préparer. L’acte nous transporte alternativement à Rome et en Égypte, et nous fait vivre les accords, les méfiances, les querelles et la rupture finale entre les triumvirs Cesar et Antony. L’acte se termine à la fin de la bataille d’Actium par la débandade des nefs de Cleopatra et la totale défaire d’Antony. Le deuxième acte est entièrement consacré au triomphe sans appel de César, à son intronisation à Rome et à la mort tragique des deux amants.

Le livret de l’opéra résume ainsi, au premier acte, les trois premiers actes et une bonne moitié du quatrième de la pièce, laissant pour le second le reste de l’œuvre anglaise. Le très fort contraste des rythmes entre les deux actes déséquilibre totalement le récit. Ce qui bénéficie au développement musical du deuxième acte qui se centre sur la victoire totale de Cesar (son discours théâtral a du mal à s’intégrer à l’opéra), et sur le suicide d’Antony après la fausse nouvelle de la mort de sa bien-aimée (Romeo and Juliet n’est pas très loin). La mort de l’héroïne, très belle page musicale, qui conclut l’opéra tempère la déception ressentie tout au long de cet interminable deuxième acte. On a eu l’impression que l’auteur du livret avait voulu rester fidèle à la pièce théâtrale tout en concentrant l’action au premier acte afin de pouvoir développer au second, force (discours de Cesar) et lyrisme (mort des deux amants), c’est-à-dire pour offrir au compositeur la possibilité de faire valoir son talent musical.

Inévitables années 30

Le compositeur a dû traiter une telle quantité de textes au premier acte qu’il s’est vu limité à souligner les dialogues de ses ostinatos inspirés, sans aucune possibilité d’augmenter, de diminuer ou même de contredire les propos des personnages, ce qui est le rôle que doit jouer la musique de scène. Il s’est rattrapé au second acte avec des pages musicales du plus grand lyrisme.

Elkhanah Pulitzer situe l’action dans un lieu et un temps fluctuant entre une ancienne Égypte carte postale et l’Italie fasciste des années 30 du siècle passé. Les costumes de Constance Hoffman sont très parlants à cet égard. César se trouve alors déguisé en Mussolini et ses amis en chemises noires. Ajoutons que, par manque de moyens ou d’imagination, elle a eu recours trop souvent à l’utilisation de vidéos, du reste bien réalisées par Bill Morrison. La conduite dramatique des acteurs sur scène s’est faite en revanche de façon très fluide.

Un orchestre plein de panache

L’orchestre du Gran Teatre del Liceu relève le défi que supposait pour lui l’interprétation de la magnifique partition de John Adams. Plus habitués à jouer Verdi ou Puccini, voire Wagner, que des auteurs modernes ou contemporains, les musiciens-maison, sous la direction du compositeur lui-même, font preuve de panache jusqu’à la dernière note. Ils maintiennent la tension dramatique tout au long du premier acte, et donnent au second le ton qu’il faut au (trop) long discours de Cesar et surtout, à la scène de la mort de l’héroïne. Les interventions du chœur (préparé par Pablo Assante) soulignent avec netteté l’apport du peuple au drame.

Attribuons en définitive le relatif succès de la soirée à la qualité des voix. Julia Bullock interprète Cleopatra avec conviction et franchise. Sauf au cours de la scène d’amour, au début de la pièce, et des dialogues avec ses servantes, elle obscurcit sa voix, donnant ainsi la distance nécessaire entre une reine et le monde extérieur. Gerald Finley campe un Antony d’un excellent niveau. Sur le plan dramatique il se montre crédible, tant par sa violence envers Cesar que par son désespoir le conduisant au suicide. Sur le plan vocal, son émission grave, profonde, assortie d’un timbre viril conforme à l’image du héros, est sans faille. Paul Appleby apporte à César ce qu’on attendait de lui : autorité, violence même dans un registre aigu au timbre métallique, peu agréable, correspondant au personnage. Alfred Walker, dans le rôle d’Enobarbus, est fidèle à Antony jusqu’à un certain moment. Doté d’une voix grave et maniant une prosodie de grande classe, il présente au public la situation historique du moment sans la moindre hésitation. Le reste de la distribution montre d’autres qualités. Citons en particulier : la parfaite expression de Adriana Bignagni Lesca (Charmian), la présence scénique d’Äeneas Humm (Agripa), la bonne compréhension du rôle d’Elisabeth DeShong (Octavia) et la belle émission de Marta Infante (Iras).

Photo : David Ruano

John Adams : Antony & Cleopatra (production : Gran Teatre del Liceu, San Francisco Opera, Metropolitan Opera New York). Avec : Julia Bullock (Cleopatra), Adriana Bignagni Lesca (Charmian), Gerald Finley (Antony), Alfred Walker (Enobarbus), Brenton Ryan (Eros), Milan Periśic (Scarus), Paul Appleby (Cesar) Guillem Batllori (Lepidus), Äeneas Humm (Agripa), Toni Marsol (Maecenas), Elisabeth DeShong (Octavia) Marta Infante (Iras). Mise en scène Elkhanah Pulitzer. Décors : Mimi Lien. Costumes : Constance Hoffman. Lumières : David Finn. Vidéo : Bill Morrison. Chef des chœurs : Pablo Assante ; Orchestre symphonique du Gran Teatre del Liceu, dir. John Adams. Gran Teatre del Liceu, 8 novembre 2023.

A propos de l'auteur
Jaime Estapà i Argemí
Jaime Estapà i Argemí

Je suis venu en France en 1966 diplômé de l’Ecole d’Ingénieurs Industriels de Barcelone pour travailler à la recherche opérationnelle au CERA (Centre d’études et recherches en automatismes) à Villacoublay puis chez Thomson Automatismes à Chatou. En même...

Voir la fiche complète de l'auteur

Laisser un message

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

S'inscrire à notre lettre d'information
Commentaires récents
Articles récents
Facebook