Enfin ! Une anomalie a été réparée hier soir à l’Opéra National de Bordeaux avec la première représentation de Rusalka dans l’histoire de l’institution girondine. Créée en 1901 au Théâtre national de Prague, l’œuvre d’Antonín Dvořák n’est pas un opéra comme un autre. C’est une partition accomplie dans son traitement théâtral de l’orchestre, dans la puissance expressive de ses motifs, dans son mélange de subtilité savante et de couleurs populaires. C’est aussi un ouvrage à même de marquer le public pour l’émotion immédiate que certaines de ses pages peuvent susciter : son bouleversant « Chant à la Lune » du premier acte, véritable tube qui s’est émancipé de l’œuvre originelle et a fait l’objet de nombreux arrangements, en est sans doute le meilleur exemple. C’est enfin une œuvre intimement personnelle pour Dvořák qui y mit toute son âme ; il passa des heures à y songer lors de longues promenades autour du château de Vysoká, non loin de Prague, dans les sentiers qui serpentent entre les arbres, près du petit lac au bord duquel, aujourd’hui encore, est gravé dans la pierre le nom de cette ondine qui voulut poser le pied sur la terre ferme et vivre parmi les hommes : Rusalka.

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Rusalka à l'Opéra National de Bordeaux
© Éric Bouloumié

Alors que retentit le prélude dans le Grand Théâtre de Bordeaux, les images de nature projetées sur le rideau semi-transparent qui masque la scène proposent un bel écho à l’histoire de l’ouvrage ; l’accord trouvé entre les vidéos et le miroitement de l’orchestre constitue une belle promesse pour la suite de la représentation.

Las ! C’est de trop courte durée. Pendant le reste de la production, la nature chère à Dvořák occupera une place anecdotique. Le parti pris des metteurs en scène Jean-Philippe Clarac et Olivier Delœil est d’ancrer le conte musical tchèque dans notre monde contemporain, ou plutôt dans un tout petit monde dans notre monde contemporain, celui de la natation synchronisée. C’est ainsi que l’action prend place au bord et au fond d’une piscine qui occupe la majeure partie de l’espace scénique, les nymphes constituant une équipe de nageuses espiègles et Rusalka une coéquipière un peu perso et mal dans sa peau. L’héroïne passera un temps non négligeable à buller sur le carreau, parfois avachie dans une piscine trois boudins – belle mise en abyme, signe que la pauvre ondine touche vraiment le fond, et l’opéra avec.

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Rusalka à l'Opéra National de Bordeaux
© Éric Bouloumié

Clarac et Delœil agrémentent en outre leur transposition de nombreuses vidéos tantôt figuratives, tantôt didactiques, allant jusqu’à proposer un reportage dans les coulisses de la natation synchronisée, documentant le mal-être qui peut s’emparer des adeptes de la discipline. On comprend l’intention, le parallèle entre la dépression des nageuses et les envies d’ailleurs de Rusalka. Malheureusement, les ficelles sont tellement grosses qu’on ne mord pas. Le terrible père Ondin est réduit à un triste sosie de Philippe Lucas, l’inquiétante sorcière Ježibaba à une femme de ménage pathétique. Dénuée de poésie, de magie, de romantisme, de grandeur, privée des questions métaphysiques qui hantent l’œuvre de Dvořák, la mise en scène est une caricature de transposition inefficace qui, obnubilée par un concept étroit, parvient à évacuer la plupart des richesses de l’œuvre originale.

La distribution tient difficilement la tête hors de l'eau mais le tort n’appartient pas en premier lieu aux chanteurs : comme la mise en scène les amène souvent à donner de la voix depuis le bord de la piscine donc à distance respectable de l’avant-scène, il est logique qu’ils peinent à passer au-dessus de la généreuse fosse bordelaise. Mais Wojtek Smilek semble quoi qu’il en soit manquer de coffre dans le grave pour incarner l’autorité du père ondin et il en va de même pour Cornelia Oncioiu en Ježibaba. Tomislav Mužek campe un Prince juste malgré sa voix étroite et Ani Yorentz est touchante en Rusalka, même si son timbre voilé manque d’intensité. Seule Irina Stopina impressionne véritablement dans ses interventions charismatiques de la Princesse étrangère.

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Rusalka à l'Opéra National de Bordeaux
© Éric Bouloumié

La fosse représente une des rares satisfactions de la soirée : à la baguette, Domingo Hindoyan mène sa barque avec une belle assurance, se démultiplie pour venir en aide à des chanteurs pas toujours exacts rythmiquement, encourage un Orchestre National Bordeaux Aquitaine qui, dans un ouvrage qu’il découvre, propose déjà de fort belles couleurs, un accompagnement idéal (trompette, harpe) et d’admirables initiatives dans les contrechants (piccolo). Voilà qui donne envie de revoir au plus tôt Rusalka à Bordeaux – dans une autre production.


Le voyage de Tristan a été pris en charge par l'Opéra National de Bordeaux.

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