Gaetano Donizetti (1797–1848)
Alfredo il Grande (1823)
Dramma per musica in due atti
Livret de Andrea Leone Tottola
Créé le 2 juillet 1823 au Real Teatro di San Carlo, Naples
Édition critique établie par Edoardo Cavalli ©Fondazione Teatro Donizetti

Direction musicale Corrado Rovaris
Mise en scène Stefano Simone Pintor
Décors Gregorio Zurla
Costumes Giada Masi
Lumières Fiammetta Baldiserri
Vidéo Virginio Levrio
Assistante à la mise en scène Veronica Bolognani

Alfredo Antonino Siragusa
Amalia Gilda Fiume
Eduardo Lodovico Filippo Ravizza
Atkins Adolfo Corrado
Enrichetta Valeria Girardello
Margherita Floriana Cicìo*
Guglielmo Antonio Gares
Rivers Andrés Agudelo

Orchestra Donizetti Opera
Chœur de la Radio Hongroise
Chef des choeurs Zoltán Pad

*élève de la Bottega Donizetti

Nouvelle production de la Fondazione Teatro Donizetti

Bergame, Teatro Donizetti, Vendredi 24 Novembre 2023, 20h

Un des objectifs du Festival Donizetti est de mettre en lumière des titres oubliés de Donizetti en pointant notamment ceux de ses débuts, qui ont environ 200 ans d’existence comme c’est le cas de cet Alfredo il Grande, première œuvre du jeune Donizetti à être présentée au San Carlo de Naples, en juillet 1823 et échec si retentissant qu’on n’en entendit plus parler.
Le Festival Donizetti la présente dans une mise en scène très didactique et semi-scénique par le jeune Stefano Simone Pintor, dirigée avec énergie et clarté par Corrado Rovaris, et interprétée avec beaucoup d’engagement par une distribution faite pour l’essentiel de jeunes chanteurs très valeureux et du plus expérimenté Antonino Siragusa. Signe particulier, aucun des participants de la production ne connaissait la partition, y compris le chef qui le précise dans le programme. En fait c’est (presque) une création mondiale.

L’œuvre affligée d’un livret au langage ampoulé et à la dramaturgie simpliste n’avait pas beaucoup d’arguments pour durer, sinon une musique épique, sautillante, haletante, qui tient évidemment de Rossini mais pas seulement. Il est difficile d’assurer que c’est pour ce titre mort-né le début d’une nouvelle carrière, mais c’est en tout cas une soirée qui file de manière agréable et singulière, parce que c’est un bain de jouvence musicale qui rend la salle du Teatro Donizetti heureuse et souriante, et qui plus est permet de se plonger dans une période historique assez peu connue, vu qu’à force de faire débuter l’Angleterre à Guillaume le Conquérant, on a l’impression en ignorants que nous sommes, que rien ne se passe vraiment outre-Manche auparavant. L’œuvre de Donizetti nous invite à nous y intéresser, et nous montre le contraire à travers un roi singulier dont on aurait bien intérêt à s’inspirer. On regrette d’autant plus qu’il n’y ait que deux représentations au lieu des trois habituelles.

« La chose la plus triste pour un homme est qu’il soit ignorant,
la plus excitante est qu’il ait le savoir »
Alfred le Grand

 

Article :

Brefs rappels historiques

L’opéra se fonde sur l’histoire assez « romancée » d’Alfred le Grand, le roi de cette "proto-Angleterre" qui à l’instar de Charlemagne, organisa les écoles, enrichit les monastères et leurs activités intellectuelles, qui en somme préférait les livres à la guerre, et sut le premier unifier le royaume tout en négociant avec l’ennemi danois une paix honorable, réussissant ainsi à se le concilier jusqu’à l’absorber.
Il est en effet connu et appelé « le Grand » non seulement pour avoir vaincu les Danois, mais pour avoir le premier organisé et consolidé un État « anglo-saxon » qui est la première Angleterre.

Les débuts du IXe siècle en Angleterre divisée en plusieurs petits royaumes sont marqués par des expéditions des Vikings souvent victorieuses bien qu’au milieu du siècle au moment de la naissance d’Alfred (848 ou 849), les choses semblent s’arranger pour les anglais. Mais pendant une vingtaine d’années encore, la division du royaume (le Wessex) entre les frères et l’alternance de victoires et de défaites, font qu’Alfred grandit dans une atmosphère instable.
Il accède lui-même au trône à la mort de son frère Æthelred en 871, en un moment très critique où la pression danoise est forte. Mais les premières années du règne sont marquées par une trêve de cinq ans puis les guerres reprennent alternant défaites et victoires jusqu’en 878, où Alfred remporte la victoire décisive d’Ethandun contre le roi Guthrum (Atkins dans l’opéra), à la suite de laquelle le roi danois et ses compagnons reçoivent le baptême, mais à qui Alfred concède en échange la domination d’un territoire au Nord du Wessex, incluant Londres, ce qui crée les conditions d’une paix durable. Cette victoire est le centre de la trame de l’opéra de Donizetti.

Les choses n’en restèrent pas là, il y eut une dernière campagne suite à l’affaiblissement des Vikings sur le continent et leur décision de se replier en Angleterre, mais les danois perdirent l’essentiel de leur territoire à l’exception de quelques régions côtières à l’est. Le Royaume d’Alfred en sort agrandi et consolidé et forme le noyau de l’Angleterre actuelle.
L’œuvre d’Alfred est très importante, d’abord pour réorganiser le territoire et le doter de défenses solides, fortifications de villes etc… ensuite en engageant les populations et notamment les petits propriétaires à être prêts à se défendre, et ainsi à pouvoir rapidement lever une armée.
Elle est aussi importante au niveau religieux, le christianisme peine à s’implanter et Alfred, animé d’une foi inébranlable donne du souffle au monachisme, crée des écoles, anime ou recrée le monde intellectuel local en suivant le modèle de Charlemagne.
Enfin il semble entretenir de bonnes relations (notamment commerciales) avec les voisins du continent et veille à garder un lien fort avec la papauté.

Lodovico Filippo Ravizza (Eduardo), Antonino Siragusa (Alfredo), Antonio Garés (Guglielmo)

 

Le livret

Voilà les ingrédients qui vont entrer dans le livret d’Andrea Leone Tottola, librettiste fidèle des grandes œuvres napolitaines de Rossini, Mosè in Egitto, La Donna del Lago, Ermione, Zelmira quand ce dernier en était le directeur musical. Au moment où Rossini quitte Naples, il écrit pour Donizetti La Zingara (1822), et puis Alfredo il Grande (1823).
Donizetti et Tottola ne sont pas les premiers à s’intéresser à cette histoire, car dès 1792 un ballet tragique de Vittorio Trento Alfredo Il Grande avait été présenté à Venise puis à Milan en 1803, et plus proche encore en 1820, on relève à Vienne un autre ballet historique Alfred le Grand du strasbourgeois Jean-Pierre Aumer. Peut-être aussi l’opéra de Mayr, le maître de Donizetti, Alfredo il Grande, re degli anglosassoni, qui ouvrit la saison du Teatro Sociale de Bergame en 1819 lui en donna-t-elle l’idée, même si le livret de Bartolomeo Merelli en est assez différent. Il reste que c’est la première incursion de Donizetti dans l’histoire des souverains anglais dont il fera dans sa carrière un vrai fil rouge.
C’est donc pour un Donizetti encore sous forte influence rossinienne que le non moins rossinien Tottola écrit un texte hautement improbable (c’est l’adjectif largement partagé dès la création), à rebondissements aussi étranges qu’incongrus, puisqu’allant de victoire en victoire, Alfred toujours magnanime et confiant, reste menacé par des danois qui y compris quand il les épargne, veulent le combattre et le vaincre, finissant par enlever sa femme Amalia, jusqu’à ce que tout soit bien qui finisse bien par une victoire définitive d’Alfred, dans l’euphorie générale et la reconnaissance du Grand Roi qu’il est, non sans un étourdissant air final d’Amalia (Che potrei dirti, o caro)

Entrons rapidement dans les détails de cette histoire, même si on aura compris que l’essentiel est ailleurs.
L'opéra se déroule donc en Angleterre, sur l'île d'Athelney, dans le Somerset, là où Alfred effectivement réorganisa ses troupes en vue de la bataille victorieuse d’Ethandun pendant les guerres danoises que nous avons évoquées.
La reine Amalia et le général Eduardo sont à la recherche du roi d'Angleterre Alfred, qui s'est caché pour échapper aux Danois. Ils arrivent déguisés en paysans dans le Somerset où Guglielmo, un berger, les accueille dans sa hutte où ils retrouvent (par le plus grand des hasards…) le roi qui s'y est réfugié.
Mais ils sont poursuivis par le général danois Atkins (Guthrum dans l’histoire) qui, sous un déguisement, oblige Alfredo à sortir de la hutte en lui disant qu'il a été découvert. En sortant d'un souterrain, ils sont surpris par les Danois, mais les bergers et les paysans conduits par les soldats de Guglielmo et d'Eduardo arrivent juste à temps pour encercler les Danois.
Alfred, voyant la nette supériorité de son contingent, laisse partir les ennemis et les rejoint sur le champ de bataille pour mieux les vaincre.

Adolfo Corrado (Atkins), Valeria Girardello (Enrichetta), Gilda Fiume (Amalia)

De fait, les Danois sont écrasés, mais Atkins, avec quelques soldats, parvient à prendre en otage la reine Amalia, qui est finalement libérée par les Anglais et peut ainsi rejoindre Alfred, acclamé comme le libérateur de la patrie.

Gilda Fiume (Amalia), Antonino Siragusa (Alfredo), Lodovico Filippo Ravizza (Eduardo)

Une mise en scène-espace simple et séduisante

Pour deux représentations d’un opéra dont on ne connaît pas encore le destin moderne, le Festival a opté pour une production semi-scénique, les chœurs lisent par exemple la partition, et quelquefois les chanteurs mais pas toujours, et tous ont des costumes (de Giada Masi) assez simples, presque didascaliques, les anglais avec la croix de Saint Georges, les danois avec le drapeau danois et un casque à cornes, et les bergers avec une pelisse en peau de mouton, quelques détails supplémentaires, quelques armures et quelques capes font le reste. Mais tout commence comme dans une version de concert (robes longues, smokings) pour peu à peu entrer dans l’action scénique, jamais les chœurs ne bougeront de leur disposition face au chef, et l’action des chanteurs est relativement réduite.

La production de Stefano Simone Pintor en effet n’a pas de prétentions qui aillent au-delà d’un livret assez sommaire et improbable, mais essaie dans la simplicité de rendre l’ensemble cohérent et lisible, en un dispositif (de Gregorio Zurla) qui donne un espace important à la vidéo (de Virginio Levrio), où se succèdent manuscrits, enluminures, parchemins, qui semble ouvert comme un livre et qui repose sur des piles de volumes dispersés dans les coins du plateau et au proscenium.
Le travail de Stefano Simone Pintor, jeune metteur en scène à mon avis plutôt prometteur ne s’embarque donc pas dans des complexités inutiles, se concentre non tant sur le jeu d’acteurs (il s’agit d’une mise en espace sommairement contextualisée) plutôt conventionnel, mais cherche avec une certaine justesse et non sans humour à rendre la trame lisible et à transcender le livret assez ridicule en un combat de la culture contre la sauvagerie.

Les textes projetés dominent, symbole de culture

L’idée centrale est de montrer que si Alfred est appelé « le Grand », c’est qu’il fit la guerre contraint, en essayant de ne pas humilier l’adversaire, en politique clairvoyant et plus stratège que tacticien. Tout en défendant ses territoires (qu’il finit par reconquérir complètement, unissant le Wessex (grosso modo le sud de l’Angleterre) et la Mercie (grosso modo le centre-nord), il stimula l’éducation et la culture comme des forces indispensables à un grand pays.

Révoltes d'aujourd'hui

La mise en scène essentiellement à partir des vidéos, montre les révoltes d’aujourd’hui, les manifestations où les bibliothèques sont saccagées, montre aussi des images du 6 janvier 2021 qui vit le Capitole envahi par ce qui apparaît une horde barbare (Jacob Chansley, le fameux manifestant avec sa coiffure et ses cornes de bison ressemble vaguement aux Danois sur scène) montrant ainsi que les barbares sont parmi nous aujourd’hui et comme les Vikings du IXe siècle… sic transit. En soulignant les scènes de violences de rues qui remplissent nos actualités, et les mettant en écho avec les livres, Pintor souligne évidemment le rôle pacificateur que devraient avoir la culture et l’éducation et fait d’Alfred le portevoix de cette exigence. Face aux barbares, la vidéo bien faite oppose aux images de ruines et de guerres enluminures, images de manuscrits, de livres, de textes partout présents et projetés, et tous les chanteurs tiennent en main des livres, le plateau étant lui-même ce livre ouvert sur lequel se projettent images et vidéos

Les méchants danois : Adolfo Corrado (Atkins)

Mais il joue aussi sur les costumes les Vikings avec leur coiffe poilue à cornes, les bergers avec leur pelisse en peau de mouton, tandis que Guglielmo le berger qui accueille le roi qui se cache puis Amalia et Eduardo est habillé en prêtre. Pintor joue ainsi sur le mot pastore qui est en italien à la fois le berger et le prêtre et fait de Guglielmo un pasteur (l’ambiguïté existe aussi en français), un prêtre qui pourquoi pas, abriterait le roi dans un monastère, ce qui aurait sa logique au vu de l’action historique d’Alfred pour la renaissance du monachisme.
Ce sont des détails, mais qui montrent un effort de lecture de l’œuvre qui essaie d’aller au-delà du livret sans lourdeur ni insistance.
D’une certaine manière, il y a dans ce spectacle quelque chose d’un dessin animé, avec sa vivacité continue, son évidence, son jeu sur les couleurs et la manière dont les personnages s’identifient, nous avons parlé des Vikings et des bergers, mais le chœur, selon qu’il est Viking ou anglais a les partitions qu’il utilise selon les circonstances couvertes des couleurs anglaises ou danoises.
Le roi Alfredo lui-même, reconnu par Amalia et Eduardo à la fin du premier acte en un beau trio très rossinien oh dolce momento di gloria… quitte sa pelisse de mouton pour revêtir la bannière de Saint Georges. Ainsi, Pintor joue sur les signes visuels plus que sur les mouvements ou une direction d’acteurs plutôt difficile avec des personnages aussi caricaturaux (Atkins est un méchant de Walt Disney en quelque sorte face à un Alfredo qui sans cesse s’efforce de donner sa chance à l’humain) et une psychologie au niveau des pâquerettes. Il joue aussi sur le rapport au texte et à la partition : nous avons vu que les chœurs la lisaient, les solistes en général chantent sans partition, mais quelquefois se passent une texte l’un l’autre par exemple dans les ensembles, ou, au deuxième acte, avant la bataille, l’air Che più si tarda d’Alfredo est conçu comme un discours aux troupes, derrière un pupitre et Antonino Siragusa met ses lunettes pour le lire, signe qu’il a la partition sous les yeux. Ainsi Pintor joue sur l’ambiguïté version concertante et version scénique en utilisant des subterfuges qui fluidifient l’action sans rompre les rythmes ni gêner les chanteurs. Il n’est pas sûr que tous les solistes aient vraiment envie d’apprendre des rôles qu’ils ne reprendront peut-être jamais…

Antonino Siragusa (Alfredo), chœur, on se prépare à l'affrontement

Il reste que tous ces choix sont visibles sans jamais porter ombrage à l’ensemble, à ses rythmes, à sa logique, et même à la logique scénique. Ainsi à la fin, Atkins le méchant est pacifié et revêtu du drapeau anglais, signe de soumission dans la dignité et Eduardo et lui se serrent la main.  Et dans ce final à tiroirs, les derniers moments reviennent à une exécution "concertante", les solistes quittent leur costume et se retrouvent en smoking/robe longue pour chanter ensemble les dernières mesures. Ainsi Pintor essaie de montrer les divers "moments" musicaux… C’est bien là la virtuosité du travail de ce jeune metteur en scène, de gérer ce livret impossible en le rendant possible et surtout lisible.
Ses choix collent à un livret elliptique sans vraie logique ni dramaturgie et à une musique à sauts et à gambades qui halète toujours sans jamais reprendre son souffle. C’est Titi et Grosminet au pays de Donizetti…
Et ça marche parce que la mise en espace, vidéos et mouvements des chanteurs, n’est jamais envahissante ou incongrue, et laisse le tout se dérouler dans une fluidité surprenante pour un livret aussi accidenté. Joli travail.

 

Un haut niveau musical

Antonino Siragusa (Alfredo)

Ainsi se crée sans aucun accroc d’aucune sorte une impression d’ensemble positive, alimentée par une vraie cohérence musicale et vocale, clé de la réussite de la soirée. Pour une musique surprenante et vigoureuse, le Festival Donizetti a comme souvent réuni des jeunes chanteurs en début de carrière autour d’artistes plus aguerris. En cela, il continue la voie ouverte à Pesaro pour Rossini, et cherche à créer des voix donizettiennes qui se frottent très tôt à ce répertoire, réussissant souvent à proposer des plateaux de qualité souvent enviable, quand on voit ce que dans ce répertoire, des institutions de plus grande envergure n'y réussissent pas malgré des « grands noms » quelquefois même étrangers à ce style.

Valeria Girardello (Enrichetta), Floriana Ciclo (Margherita), figurante, Gilda Fiume (Amalia) assise

Cette soirée chantée par des chanteurs de la toute dernière génération ou faisant partie de la Bottega Donizetti, donne une couleur vivace au plateau qui emporte l’adhésion.
Et pourtant Donizetti désireux de briller au San Carlo, le grand théâtre de référence où l’opéra se décline au superlatif, n’a pas ménagé sa peine pour offrir une partition vocalement adaptée à des voix d’exception, comme le baryténor Andrea Nozzari, par ailleurs lui aussi de Bergame, pour Alfredo, à l’extension large pour un rôle où tous les registres sont interpellé, ou comme la basse (Atkins) Michele Benedetti un des piliers du San Carlo qui avait lui aussi pris part aux créations rossiniennes (il a créé le rôle de Mosè) de ce théâtre. Quant au rôle d’Amalia, il était chanté par Elisabetta Ferron, un soprano d’origine anglaise.
Il faut remarquer d’abord l’homogénéité du plateau réuni à Bergame : dans ce cas cela signifie qu’aucune voix n’est déplacée et que tous, de la jeune Floriana Ciclo issue de la Bottega Donizetti au très expérimenté Antonino Siragusa dans Alfredo, offrent une prestation aux très grandes qualités, faisant de cet opéra dont personne n’attendait grand-chose peut-être la plus grande réussite du Festival 2023.
Il convient donc de tous les citer, le Rivers (compagnon d’Atkins le danois) de très bonne facture du ténor Andrés Agudelo que nous avions vu à Verbier dans un Duca di Mantova en devenir mais dont nous avions déjà noté le timbre séduisant, l’Enrichetta vigoureuse chantée par la rossinienne Valeria Girardello à la voix bien projetée et à la couleur sombre qui est en scène un vrai personnage scéniquement et vocalement, donnant notamment sa pleine mesure dans son rondò très rossinien de l’acte II Quando al pianto e all’affanno ? exécuté avec un style impeccable et une belle homogénéité vocale, et enfin la Margherita de Floriana Ciclo non moins préparée (dans la couveuse donizettienne de la Bottega locale) à la voix de soprano affirmée et au timbre cristallin.
Guglielmo, le « pasteur » est le jeune ténor espagnol Antonio Garés au joli timbre clair, à l’émission impeccable, au phrasé juste et scéniquement très correct, avec une couleur rossinienne à la Almaviva.
Les deux basses, Adolfo Corrado (Atkins) et Lodovico Filippo Ravizza (Eduardo) ont chacun un timbre chaleureux et plutôt suave. Adolfo Corrado est le méchant de service et la qualité de la voix est notable, par sa puissance, par la qualité du grain et la ligne, par le bon usage des modulations et du souffle mais aussi avec un phrasé impeccable et une belle capacité à colorer.

Lodovico Filippo Ravizza (Eduardo)

Lodovico Filippo Ravizza est de son côté la basse gentille, le général qui protège Amalia et qui est toujours fidèle et prêt à combattre. Le timbre a une qualité proche de celle de son collègue, avec un beau legato, un sens du mot (toujours clair), mais aussi une belle amplitude sur tout le spectre accompagné d’un certain engagement scénique.
Deux noms à suivre…

Gilda Fiume (Amalia)

À suivre également Gilda Fiume, pour moi une véritable découverte, qui chante Amalia avec un cran stupéfiant. Le début n’a pas été tout à fait convaincant, mais la voix a vite pris de l’assurance, et il en faut pour un rôle rempli d’agilités nombreuses, d’aigus abrupts, au rythme étourdissant avec qui plus est bien des ensembles particulièrement réussis (trio des retrouvailles au premier acte Sposo !… et concertato conclusif du premier acte).

Elle a été à bonne école parce qu’élève de Mariella Devia, et son air final, Che potrei dirti, o caro que nous évoquions plus haut, ce rondò incroyable de virtuosité belcantiste typiquement rossinien placé comme un final alla Cenerentola sur lequel se ferme l’opéra mais qui surtout pour moi préfigure les airs des grandes scènes finales des opéras futurs comme Anna Bolena. Gilda Fiume est une voix assurée, puissante, fraiche, magnifiquement projetée et posée, une authentique voix italienne qui vibre et sonne. Splendide.

Antonino Siragusa (Alfredo)

Enfin, dominant par son expérience cette distribution plutôt jeune, Antonino Siragusa, ténor rossinien d’exception, incarne le roi sage, dont chaque air est un discours d’encouragement à ses troupes et à son peuple. On peut ne pas aimer ce timbre, un peu acide, un peu ingrat, mais la voix a mûri, s’est élargie et sonne de manière affirmée. Le phrasé est impeccable, la diction modèle (Siragusa est un technicien hors pair), les aigus sont maîtrisés et brillants et l’homogénéité vocale est un modèle. Enfin la mise en espace convient à ce chanteur qui n’est pas un acteur incarné, alors tout ce qui est fixité, chant derrière un pupitre, semblant de discours passe parfaitement.  Il remporte avec Gilda Fiume un très beau succès.

Scène finale : choeur, fanfare, solistes

Mais cet opera seria (oui, c’est ainsi qu’on nomme ce Dramma per musica) malgré ses sauts et ses gambades et ses halètements est aussi un opéra héroïque. Il faut donc des guerriers qui s’affrontent dans des ensembles qui se veulent impressionnants. Et ainsi le rôle du chœur est-il très important pendant toute l’œuvre. Le chœur c’est ici celui de la Radio Hongroise dirigé par Zoltán Pad, invité pour la première fois. Dans la forme voulue par la mise en scène, le chœur n’est pas mis en scène, mais traditionnellement disposé en rang de face, et simplement vêtu des atours de circonstance, croix de Saint Georges anglaise ou bannière danoise, comme les partitions dissimulées par des couvertures qui servent à identifier qui chante des uns ou des autres. Mettre en scène le chœur et le faire bouger aurait présupposé qu’il apprenne la partition, et on doute que le chœur de la radio hongroise puisse mette Alfredo il Grande à son répertoire ordinaire. D’où ce choix qui ne choque absolument pas tant dans le mouvement général les choses sont fluides, et tant ses interventions sont vraiment très assurées, sonores, toujours marquantes suivant parfaitement les rythmes quelquefois étourdissants. Des débuts qu’on espère suivis par d’autres invitations.

 

Au pupitre de l’excellent Orchestre Donizetti Opera, Corrado Rovaris, vieille connaissance à Bergamo qui nous rappelle qu’il fut le premier directeur musical du Festival et y dirigea une mémorable Anna Bolena.
Il dirige cette musique en lui donnant les couleurs multiples qu’elle a. Comme tout le monde, il a découvert la partition (ce ne sont en effet que les deuxième – le 19 novembre – et troisième – le 24 novembre – représentations de l’œuvre dans toute l’histoire de la musique (il semble en effet qu’il n’y ait pas eu à Naples d’autres représentations que la première, il n’y en a pas trace en tous cas), et le jeune Donizetti offre à la capitale parthénopéenne une sorte de melting-pot de sa culture musicale qui est déjà grande.
Ce n’est sans doute pas, comme bien des opéras encore joués aujourd’hui par ailleurs, une musique pour l’éternité, mais elle mérite l’attention, et aussi l’intérêt car si il est évident que le souvenir de Rossini est très présent dans l’ensemble de l’opéra, notamment dans la construction des scènes finales des actes, ou de certains airs (le rondò final d’Amalia) sans doute aussi celui de son maître Mayr n’est pas absent et enfin, plus lointain, celui de Cherubini dont on a coutume d’oublier l’influence déterminante sur l’opéra du début du XIXe, notamment celle de Lodoïska (1791, le plus grand succès de la révolution française avec 200 représentations à Paris, dont Beethoven s’inspirera pour Fidelio et que Brahms adorait), scandaleusement ignorée par les théâtres aujourd’hui. Par le rythme, par les aspects guerriers, par les halètements, par un certain côté épique, par la trame même (Lodoïska est une pièce à sauvetage et Tottola a mis dans la trame au milieu du deuxième acte l’enlèvement d’Amalia par Atkins, sauvée ensuite par les anglais), il y a bien des ingrédients du monde lyrique et symphonique de Cherubini aussi.

Mais ce que réussit surtout Donizetti, c’est de montrer à l’auditeur qu’il ne copie jamais, mais agence, organise, et travaille aussi à créer un style singulier, il y a peut-être beaucoup de Rossini, un peu de Mayr et de Cherubini, mais le tout fait du Donizetti, notamment dans la manière dont il construit le rôle des voix dans les ensembles, et il crée sa musique, une musique qui a de l’avenir, sinon une musique de l’avenir. Il y a encore plus amusant : on entend dans la scène finale quelques notes du God save the King, et puis l’hymne d’entrée du roi que Donizetti emprunte au chant « Vive Henry IV, vive le roi vaillant », que… Rossini lui-même reprendra (après d’ailleurs avoir largement cité God save the King précédemment)  dans le final de son Viaggio a Reims pour marquer l’entrée de Charles X et du cortège du couronnement, comme pour dire que les emprunts se font dans tous les sens…
Rovaris rend justice à cette partition qui n’est pas une curiosité esthétique, par la clarté de la lecture, par la manière dont il sait créer des dynamiques et exalter des moments plus originaux comme ceux où une fanfare (ici la Banda del Politecnico delle Arti di Bergamo) est sur scène, mais aussi où les scènes militaires sonnent avec des percussions nettes, mais jamais tonitruantes ou envahissantes. Rovaris réussit à tenir l’ensemble en un équilibre qui respecte les voix et tout le plateau tout en faisant entendre parfaitement l’orchestre, très présent, avec un son charnu presque libéré d’un certain son rossinien, qui déjà annonce les couleurs du romantisme.

Pour toutes ces raisons, il nous paraît erroné de ne pas avoir proposé une troisième représentation de cette œuvre, qui mérite d’être exhumée, au même titre que les premiers Rossini qui tous ont été enregistrés.
Et pour en avoir une bonne idée, je ne saurais trop conseiller le lecteur de s’inscrire sur le site du festival Donizetti, à l’onglet « Donizetti Opera Tube » pour découvrir le streaming (moyennant obole) des œuvres présentées au Festival 2023, dont cet Alfredo il Grande.

 

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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1 COMMENTAIRE

  1. Bergame et Pesaro en plus de leurs rôles d'encyclopédie pour leur musicien respectif sont les seules passerelles qui existent pour des jeunes chanteurs pour évoluer et se faire connaître.
    Dans le désert musical italien c est un miracle. ..

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