Transmettre toute l’énergie des opéras en version de concert est à coup sûr une gageure, a fortiori lorsqu’il s’agit de L’Enlèvement au sérail de Mozart – singspiel fort en comique de situation, dont les dialogues parlés occupent une place conséquente dans cette œuvre de deux heures et demie. Une gageure, vraiment ? Pas pour les protagonistes présents ce soir au Théâtre des Champs-Élysées qui, employant l’art et la manière, ont rendu ce moment fort savoureux !

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Julien Chauvin
© Marco Borggreve

En guise de canevas à cet Enlèvement, la production a fait appel à Ivan Alexandre pour remplacer les dialogues originaux par un texte français, truculent, inséré entre les différents airs et entièrement dévolu au pacha Selim : celui-ci introduit les personnages et interagit avec eux, commente l’action, fait état de l’avancement du récit ; bref, en plus de son propre rôle parlé, le noble Turc agit principalement en narrateur omniscient, métamorphosant en conte des Mille et Une Nuits ce livret qui en était déjà inspiré. Non seulement ingénieuse, cette adaptation respecte en tout point l’œuvre de Mozart et la sert en permettant de suivre le drame sans l’inconfort du surtitrage ou des coupures malvenues. Et si le texte, n’évitant aucune complexité langagière, se montre exigeant pour le récitant comme pour l’auditeur, ce dernier peut compter sur Éric Ruf – sociétaire et administrateur général de la Comédie-Française – pour faire parler son art et tenir son rôle sans écorcher la moindre liaison.

C’est au Concert de la Loge, dirigé du violon par Julien Chauvin, que l’on doit l’autre grande réussite de la soirée. Armés d’instruments d’époque, les musiciens en ébullition transforment le vin en champagne dès l’ouverture, soulignant ce que sa musique de janissaires a de plus rythmé et exotique, ce que sa tonalité d’ut majeur a de plus festif et flamboyant. Mais l’effervescence de notes ne fait pas tout, et l’orchestre se montre tout aussi convaincant dans l’intimité nocturne employée par les bois pour dessiner quelques délicates sérénades – notamment dans l’ultime air de Belmonte. Si la sonorité qui émane de la scène gratte un peu en comparaison d’un instrumentarium moderne, les cuivres naturels, flûtes en bois, cordes en boyaux et autres timbales à clefs et à peaux garantissent aux masses orchestrales le relief et l’éclat nécessaire à la transparence des textures.

Malgré quelques fragilités dans la petite harmonie, les cordes se montrent sous leur meilleur jour et parviennent à rendre audibles les quelques solos du quatuor – à l’instar du violoncelle et du violon qui prennent le relais de Konstanze au deuxième acte. Pour coordonner l’ensemble des effectifs choraux, vocaux et instrumentaux, Julien Chauvin redouble d’intentions, use simultanément du violon et de l’archet, se démultiplie avec une telle énergie qu’il serait bien malvenu de lui reprocher les quelques rares entrées maladroites ou décalages insignifiants. Car ce que la musique perd en précision, elle le gagne dix fois en souplesse et en vitalité.

Malheureusement, ce Mozart gravé à la pointe sèche est servi de façon plus mitigée par la distribution, notamment en ce qui concerne le noble couple. Levy Sekgapane, qui semble avoir pris ses quartiers avenue Montaigne, ne convainc pas plus en Belmonte qu’il ne convainquait en Ramiro dans La Cenerentola : pauvreté de timbre et d’harmonique, légèreté dénuée d’agilité, manque de précision – mais peut-être cette déconvenue est-elle à mettre sur le compte de la prise de rôle. En comparaison, son valet Pedrillo est servi par la souplesse et la clarté de l'autre ténor du soir, Sahy Ratia, nettement plus à son aise dans le style galant de Mozart.

Côté féminin, Florie Valiquette fait preuve d’une agilité et d’une précision redoutables, attrapant les contre-rés de Konstanze sans difficulté ; on reste toutefois dubitatif devant son timbre pincé, parfois aigre, et son incarnation dans le registre exclusif de la défiance. À l’inverse, si l’ambitus de Florina Ilie est peu étendu, celle-ci développe un soprano des plus agréables, moelleux et alerte dans les frasques hautes en couleur de Blondchen. Enfin, le premier rôle de L’Enlèvement, celui d’Osmin, est campé par un Sulkhan Jaiani magistral : profondeur du grave, agilité sur l’ensemble de la tessiture, aisance de l’incarnation, la basse transforme chaque intervention en morceau de bravoure, éclipsant au sortir du concert les déboires vocaux de ses partenaires.

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