Richard Strauss (1864–1949)
Der Rosenkavalier (1911)
Komödie für Musik in drei Aufzüge
Livret de Hugo von Hofmannsthal d'après Les Amours du chevalier de Faublas de Jean-Baptiste Louvet « de Couvray ». 
Créé au Königliches Opernhaus de Dresde le 26 janvier 1911

Direction musicale Jonathan Nott
Mise en scène Christoph Waltz
Scénographie Annette Murschetz
Costumes Carla Teti
Lumières Franck Evin

La Maréchale, princesse Werdenberg Maria Bengtsson
Octavian Michèle Losier
Le Baron Ochs von Lerchenau Matthew Rose
Monsieur de Faninal Bo Skovhus
Sophie de Faninal Mélissa Petit
Valzacchi, un intrigant Thomas Blondelle
Annina Ezgi Kutlu
Jungfer Marianne Leitmetzerin, duègne Giulia Bolcato
Un ténor italien Omar Mancini
Un commissaire de police Stanislas Vorobyov
Le majordome de la Maréchale Louis Zaitoun
Le majordome de Faninal Marin Yonchev
Un notaire William Meinert
Un aubergiste Denzil Delaere
Trois orphelines : Mayako Ito, Elise Bédenès, Vanessa Laterza

Chœur du Grand Théâtre de Genève
Chef des chœurs : Alan Woodbridge

Orchestre de la Suisse Romande

 

Genève, Grand Théâtre, mercredi 13 octobre 2023, 19h

 Production de l’opéra des Flandres de décembre 2013, au temps où le dirigeait Aviel Cahn, Der Rosenkavalier dans la mise en scène de Christoph Waltz aborde les rives du Léman annoncée avec tambours et trompettes comme un coup médiatique et un événement. Pensez, un des acteurs de Quentin Tarantino, l’interprète du SS Hans Landa dans Inglourious Basterds mettait en scène son premier opéra. En 2013, quatre ans après la sortie du film, avec toutes les récompenses encore fraiches de l’acteur, cela pouvait ressembler à un coup. 

Dix ans après, le plat repasse un peu refroidi. Au nom « Tarantino », on croyait pouvoir s’attendre à une folie incontrôlée et cynique, mais Waltz n’est pas Tarantino, et Rosenkavalier n’est peut-être pas l’œuvre idoine, à moins de faire de Ochs, comme le suggère le programme, un prédateur sexuel qui se jette sur tout ce qui bouge.
Dix ans après, Christoph Waltz a repris son travail, retravaillé les mouvements, certains costumes ont été redessinés, mais la Rose d’argent ne parfume pas cette production sans saveur ni odeur, sans scandale ni excès, qui dans sa sagesse ou sa fadeur, distille plus l’ennui que le parfum des roses d’Ispahan.
La singularité de l’ensemble, c’est qu’il n’y a rien de vraiment pénible, ni rien de vraiment exceptionnel, un entre-deux qui au moment des fêtes n’en met ni plein les yeux ni plein les oreilles, un moment passable qu’on va oublier assez vite à cause d’une production sans accrocs mais sans accroche, d’une distribution sans relief, mais sans indignité, et d’un chef qui avec des ingrédients globalement corrects rate ses émulsions. Dur dur au moment du repas de Noël…

Michèle Losier (Octavian) Maria Bengtsson (la Maréchale)

Komödie für Musik

Il n’est pas facile de réussir un Rosenkavalier, non tant à cause de la mise en scène en soi, mais plus à cause de ceux qui vont l’habiter. Comme Elektra, ou Salome, Der Rosenkavalier est aussi une pièce de théâtre, une comédie qu’on joue quelquefois au théâtre toute nue et sans musique de Strauss.
Pour un amateur d’opéra, c’est une expérience pleine d’intérêt mais évidemment frustrante, parce qu’on a en tête toute cette musique enchanteresse.  Toutefois assister à la pièce permet de se concentrer sur le texte signé Hugo von Hofmannsthal, qui n’est pas n’importe qui, et donc de comprendre une dimension essentielle de l’œuvre qui est l’opéra de conversation, un art que Richard Strauss va largement explorer, notamment après 1920. Toute comédie à l’opéra, (l’œuvre est appelée Komödie für Musik et non opéra) tient de l’opéra de conversation, on cite évidemment Die Meistersinger von Nürnberg, auquel Der Rosenkavalier doit pas mal mais on pourrait aussi évoquer Rheingold avec ses moments dignes de la comédie, et du côté italien Falstaff, et par certains côtés aussi Mefistofele de Boito, et quelques moments de Puccini (Gianni Schicchi).
Opéra de conversation cela signifie que c’est le rythme du texte qui commande le rythme d’ensemble et que ce rythme fluide de la conversation doit guider aussi la direction musicale pour ponctuer les mots, les souligner, les colorer, les accompagner, c’est-à-dire coller au plateau. Un opéra de conversation, c’est une Gesamtkunstwerk où le chef d’orchestre doit « orchestrer » la mise en scène.
C’est pourquoi Der Rosenkavalier est d’abord un opéra de chef. Si nous interrogeons la mémoire de l’œuvre, c’est d’abord les chefs qui émergent, Erich Kleiber, Herbert von Karajan, Carlos Kleiber, très récemment Kirill Petrenko et quelques autres.

Maria Bengtsson (la Maréchale)

Le deuxième pilier de Rosenkavalier c’est le rôle de la Maréchale, rôle éminemment difficile, non tant par un chant qui serait techniquement impossible, mais parce que ce chant doit d’abord être incarnation et donc d’abord afficher un style, une couleur, une présence. Un seul nom surnage dans la légende, Elisabeth Schwarzkopf, qui est la référence, même si depuis on a eu de très grandes maréchales, Lisa della Casa, Christa Ludwig, Gundula Janowitz, Gwyneth Jones, plus récemment Anja Harteros ou Marlis Petersen.
Si vous n’avez ni chef, ni Maréchale, vous êtes en peine…


La Rose genevoise

Le passé de Genève en matière de chefs pour Rosenkavalier n’est pas si riche, mais pas en Maréchales Genève a tout de même affiché en Maréchale de 1964 à 1973, Elisabeth Schwarzkopf, Lisa Della Casa et Elisabeth Söderström, excusez du peu même si par la suite et jusqu’à 2012, les productions sont moins brillantes et les maréchales de série B.
2023 ne fera pas mentir la tradition récente, et la distribution n’est pas de celle qui vont marquer les souvenirs.
En 2012, c’est la mise en scène signée Otto Schenk qui avait été louée à la Bayerische Staatsoper, c’est une des grandes références des mises en scènes de la fin du XXe siècle, c’est celle jadis dirigée par Kleiber et aussi plus récemment par Petrenko, c’était une petite goutte de la légende dorée qui tombait sur la place de Neuve.

Maria Bengtsson (la Maréchale), Michèle Losier (Octavian)

Le travail de Christoph Waltz et de sa décoratrice Annette Murschetz donne non dans la clinquant d’une légende dorée, mais dans la sobriété et dans l’épure pour une œuvre censée mimer le rococo, avec des éclairages assez réussis de Franck Evin. L’espace est structuré de la même manière pour les trois actes, avec une forte ressemblance entre les deuxième et troisième acte, on verra pourquoi.
Seuls les costumes ont changé depuis Anvers, confiés alors à Eva Dessecker et cette fois à Carla Teti, costumière habituelle de Damiano Michieletto. Ce n’est donc pas tout à fait la même production, dans la mesure en plus où la direction d’acteurs semble avoir été retravaillée de manière plus précise, ce qui reste à deviner.
L’idée est claire, on est dans la comédie dramatique que dans la « farce » toute viennoise qu’elle soit, et dans une sorte de temporalité diversifiée, entre un chanteur italien de style baroque, une maréchale vaguement XVIIIe et pour le reste une ambiance XIXe, voire XXe. Mais Der Rosenkavalier est une œuvre écrite au début du XXe qui mime un XVIIIe rêvé et donc la temporalité peut valser au rythme des valses viennoises qui la traversent.
Mais ce qui ne fonctionne pas dans ce travail c’est non pas tant le déroulé de la trame, qui suit fidèlement l’œuvre mais ce qui veut y être véhiculé : Der Rosenkavalier un peu comme Le nozze di Figaro, est une œuvre qui nécessite des objets, nombreux, comme souvent les comédies. On est si frappé par le détail des didascalies du texte qui introduisent chaque acte que je ne résiste pas à les reproduire (partiellement pour l’acte III) car elles sont étonnantes de précision maniaque. Comme des didascalies à la Feydeau.

Acte I
La chambre à coucher de la maréchale. A gauche, dans l’alcôve, le grand lit à baldaquin. À côté du lit, un paravent chinois en trois parties, derrière lequel se trouvent des vêtements. En outre, une table basse et quelques sièges. Sur un petit sofa à gauche, une épée dans son fourreau. À droite de grandes portes à battants donnant sur l'antichambre. Au milieu, une petite porte à peine visible, encastrée dans le mur. Aucune autre porte. Entre l'alcôve et la petite porte une coiffeuse et deux fauteuils contre le mur.
Les rideaux du lit sont repoussés en arrière. Octavian est agenouillé sur un tabouret devant le lit et tient la maréchale à moitié enlacée, qui est allongée dans le lit. On ne voit pas son visage, mais seulement sa très belle main et le bras qui émerge de la chemise de dentelle.

Acte II :

Salle de réception chez Herr von Faninal. Porte centrale vers l'antichambre. Portes à gauche et à droite. A droite aussi une grande fenêtre. De chaque côté de la porte centrale, des chaises contre le mur. Dans les angles, de chaque côté, une grande cheminée.

Acte III :

Un salon particulier dans une auberge. Au fond, à gauche une alcôve fermée par un rideau qui peut être ouvert et fermé, dans laquelle se trouve un lit. À droite, au bord de la scène, une porte donnant sur la pièce voisine.
Du même côté, une table dressée pour deux personnes, avec dessus un grand chandelier à plusieurs branches. Au centre, une porte arrière donnant sur un couloir, flanquée d’un buffet à gauche et à droite d’une fenêtre aveugle.
En bord de scène, à gauche, une fenêtre donnant sur la ruelle. Candélabres avec des bougies sur les dessertes et sur les murs…et une seule bougie dans chaque chandelier. La pièce est plongée dans la pénombre.
Annina se tient debout, vêtue comme une dame en deuil. Valzacchi soulève le voile d'Annina, ajuste la robe par-ci par-là, recule, l'examine, sort un crayon de sa poche, lui souligne les yeux.
La porte de droite s'ouvre avec précaution, une tête apparaît, puis disparaît, puis arrive
une femme à l'allure peu douteuse, mais décemment vêtue, s'approche, ouvre silencieusement la porte et laisse entrer Octavian vêtu en femme, coiffé d’un petit bonnet comme en portent les filles des bourgeois.
La didascalie continue sur ce ton et avec cette précision sur trois pages encore, cette immense didascalie inaugurale de l’acte III est dans l’opéra ce qui accompagne la longue introduction musicale où s’installe la mise en scène de la farce, sorte de mise en scène dans la mise en scène, théâtre dans le théâtre, ainsi que l’avait proposé Kosky à Munich.

Acte III : Michèle Losier (Octavian), Melissa Petit (Sophie), Maria Bengtsson (Maréchale) et des ombres…

Dans le travail de Waltz, le cadre est donc réduit à l’essentiel, avec les quelques meubles à chaque fois nécessaires pour le déroulé, sans aucun superflu, il est frappant que dans ce grand décor gris, les portes sont de petites portes encastrées dans les cloisons sans jamais les grandes portes à battant décrites dans les didascalies, comme si par ces petites portes circulaient de petits secrets ou s’échappaient les petits amants.
Seule différence pour marquer le second acte, de grandes baies ouvrant sur un corridor en fond de scène, donnant l’idée d’espace, d’un au-delà du plateau. Le troisième acte reprend exactement le même décor que le deuxième, à cette différence que les baies sont opaques, et qu’elles fonctionnent comme des glaces sans tain d’où tous observent sans être vus.
Du coup, la rencontre de « Mariandl » avec Ochs est observée de tous, complot de tous contre le « prédateur » auquel tous les personnages sont associés. C’est la grande idée du troisième acte de faire de ce moment moins la farce légère que l’hallali du prédateur orchestré par Valzacchi et Annina, mais surtout par Octavian et en sous-main la Maréchale. Complot général qui fait de la farce un doigt pointé contre les excès du libertinage et de certains hommes.

Ce décor qui ne rentre jamais dans le détail, est vidé de la presque totalité des objets habituels dont il reste seulement des éléments essentiels qui permettent à la trame de se dérouler, où le gris uniforme des murs donne une allure assez tristounette et finalement oblige à se concentrer sur le jeu d’acteurs.
En ce sens, Waltz souligne le côté « opéra de conversation » nécessaire à l’œuvre mais il aurait besoin pour cela de chanteurs très engagés dans le jeu, dans l’accent, dans le texte, et ce n’est pas vraiment le cas. Alors, on rajoute çà et là quelques gags ou non-gags.

Acte I : Maria Bengtsson (Maréchale), les orphelines, le chanteur italien (Omar Mancini)

Il rajoute au premier acte un chanteur italien vêtu (comme chez Kosky à Munich…) d’un costume de scène de chanteur baroque : dans une mise en scène un peu plus épurée, évidemment, cela tranche et fait sourire le public qui glousse un peu.
Au deuxième acte il introduit le Chevalier à son entrée muni de sa rose qui confond Jungfer Marianne Leitmetzerin la duègne, avec Sophie… d’autant que dans cette mise en scène, Marianne Leitmetzerin est jeune et pas rebutante. C’est LE grand gag de la mise en scène.
En revanche, toujours au deuxième acte, lorsque Annina et Valzacchi piègent les deux jeunes gens au moment où ceux-ci se laissent mutuellement ensorceler par leur amour naissant et les bloquent dans une position non équivoque, appelant le Baron pour qu’il constate le flagrant délit, Waltz ne suit pas les didascalies du livret pourtant précises, et leur attitude est moins équivoque que dans d’autres (dans la plupart) des mises en scène au point que plusieurs mètres les séparent : c’est le NON-gag de la mise en scène.
De même dans ce travail qui se situe dans un temps intemporel entre XVIIIe et XXe, et toujours au deuxième acte, le duel entre Ochs et le chevalier n’a pas lieu, mais c’est Leopold, le valet de Ochs qui le bouscule violemment, sorte de vengeance du sans grade qui va basculer ainsi dans le camp des comploteurs, pour une raison qu’on a cru entrevoir au premier acte, il en est le fils naturel…

Michèle Losier (Octavian), Matthew Rose (Ochs), Maria Bengtsson (Maréchale) et au fond Leopold, le valet (fils naturel de Ochs?)

Dans cette mise en scène « épurée », c’est bien Annina et Valzacchi qui mènent le jeu, et qui vont devenir ceux qui montent tout le complot contre Ochs, c’est le déroulé habituel de la trame, mais c’est ici plus appuyé, notamment au troisième acte, mais le couple est dès le premier acte un peu plus présent, comme des espions un peu inquiétants plus que des fouille‑m…de comédie. Cela se sent, mais reste exprimé de manière peu lisible à qui n’a pas l’habitude de l’œuvre : ils sont moins caricaturaux, un peu plus présents et inquiétants, moins italiens de carnaval.

La vengeance contre Ochs (Matthew Rose)

La vengeance contre Ochs qui est l’objet de la farce viennoise n’a donc pas la « légèreté » exprimée par la Maréchale à la fin de l’œuvre auprès du commissaire de police « Das Ganze war halt eine Farce und weiter nichts » / tout cela n’était qu’une farce et rien de plus.
Ce qui nous l’apprend, c’est plus d’ailleurs la lecture du programme de salle que le spectacle lui-même, tellement lisse qu’il effleure les idées sans jamais les approfondir.
Quelques photos ouvrent ce programme comme une intuition, Marilyn Monroe, Britney Spears pour nous inviter à méditer sur les victimes d’un certain système où les femmes deviennent des objets aux mains des hommes, puis deux photos, l’une de Dominique Strauss-Kahn, et l’autre de Kevin Spacey, tous deux accusés de prédation, pendant que l’article conclusif du programme traite de libertinage et travestissement dans les Amours du Chevalier de Faublas, le grand roman à succès de la fin du XVIIIe de Louvet de Couvray vu à travers l’opérette qui eut à Paris un vrai succès quatre ans avant la création du RosenkavalierL’ingénu libertin ou la Marquise et le Marmiton, créée en 1907 aux Bouffes parisiens où Faublas travesti en fille est victime des assiduités d’un Marquis de Bay qui ressemble furieusement à Ochs.
Entre libertinage, prédation sexuelle, travestissement, nous circulons dans un XVIIIe mâtiné de questions de genre qui pourrait titiller l’aube de notre XXIe siècle. Et ainsi le troisième acte de la farce transforme un peu l’œuvre en « La punition du prédateur », surpris sous les yeux de tous dans la chambre d’une auberge (une prédation en chambre d’hôtel, ça rappelle une certaine affaire de Sofitel-New York) … Et la fin semble le confirmer où tous les personnages secondaires (Annina, Valzacchi, jeunes femmes de ménage, valet Leopold) chantent et dansent pour récupérer le mouchoir laissé par la Maréchale comme dans un cortège de Saturnales où les petits se vengeraient des puissants.
Tout pourrait être une ligne possible, sans toutefois jamais pouvoir convaincre, puisque c’est esquissé, pas si clair en scène, et c’est à travers le programme de salle que s’éclairent certains éléments scéniques qu’on devrait au contraire identifier à vue, ce qui n’est pas le cas.
Plus qu’une épure, c’est donc une esquisse de pistes possibles, comme celle du valet Leopold, probable fils naturel de Ochs que nous avons déjà évoqué comme le laisse supposer sa présence en scène permanente à ses côtés et aussi au premier acte, le regard du baron vers lui lorsqu’il dit à la maréchale Das ist man wer, wenn aus solchem Haus ! und wärs  auch bei dem Domestikentür/on est quelqu’un quand on sort d’une telle maison, même par la porte de service.
Procéder par petites touches sensibles aurait pu être une voie possible, mais elles ne le sont pas ou si peu qu’on a l’impression de voir une esquisse de mise en scène traditionnelle qui n’aurait pas eu les moyens de se payer de beaux décors. Cette économie de moyens, de gestes et de mouvements au lieu de servir une thèse possible pour l’œuvre, tombe à plat et devient vite ennuyeuse, d’autant que, on ne cessera de la souligner, il eût fallu alors des chanteurs-acteurs très engagés dans chaque geste, chaque mouvement, chaque respiration et qu’au lieu de cela, nous avons tout de même une singulière platitude générale.
Alors pour ces fêtes de Noël dont ce Rosenkavalier devait être le joyeux joyau, on a un sapin déjà décharné sans guirlandes ni boules.

 

 

La musique de la comédie

Comme on l’a souligné au départ, le rôle de la musique dans une « Komödie für Musik » est déterminant, parce que c’est plus qu’ailleurs l’alliance de la parole et de la musique qui va imprimer à l’ensemble sa couleur et son rythme. Il ne peut y avoir des entités indépendantes sans solidarité car il y a entre paroles et musique un réseau de correspondances et une circulation permanente qui donnent sens et relief à la représentation. On a l’impression ici que tout s’est préparé et répété en silos, sans que le nécessaire tissage, l’indispensable réseau de correspondances ne se construise.
Alors, dans ce cas, vous aurez beau avoir un orchestre sans scories, sérieux et au point, des chanteurs qui chantent leur rôle avec application et une mise en scène propre, il n’en sortira rien. Circulez, il n’y a rien à voir.
Architecte de l’ensemble, le chef d’orchestre est déterminant et nous avons dit d’emblée que Der Rosenkavalier est un opéra de chef. Jonathan Nott est plus un chef symphonique qu’un chef de fosse, et c’est ici évident. Il condamne la représentation à ne jamais décoller, à ne jamais trouver son juste rythme ou son rythme tout simplement. Un seul exemple de ce métronome en pâte à modeler (qui peut-être s’améliorera lors des représentations), le chanteur italien dans son da capo doit être brutalement interrompu par Ochs qui est dans sa discussion avec le notaire. Ça doit être net et sans bavure.  A la première, un léger décalage a fait baver tout l’ensemble.
De même le prélude, qui doit d’emblée exploser de vivacité, sonnait dans un rythme moins vif qu’attendu, moins brillant qu’attendu juste peut-être, mais sans élan. Il en a résulté tout au long de l’œuvre un travail à l’orchestre qui ne lisait ni ne suivait le texte, mais l’épelait dans une sorte de vision assez froide sans unité ni couleur, un peu hachée, dans une œuvre qui n’est que couleur et émotion, respiration et élan.
C’est moins vrai dans les dernières minutes où trio final et du duo qui suit ont été accompagnés avec plus de fluidité, comme si ce moment qui constitue l’un des sommets de l’œuvre devait à tout prix fonctionner ‑malheureusement du côté du plateau c’était moins convaincant-. La lecture manque d’unité, comme si les répétitions musicales n’avaient pas suffi pour une œuvre plus ou moins jouée chaque décennie par l’OSR dont la complexité orchestrale et vocale exige une maîtrise totale de la partition, parce que sans cette maîtrise a priori, cette connaissance sans failles a priori, comment l’orchestre pourrait-il suivre les rythmes et les couleurs d’une conversation de trois actes avec le brillant voulu ? Tout en restant juste, il semble à la peine et appliqué.

Thomas Blondelle (Valzacchi) Matthew Rose (Ochs), Ezgi Kutlu (Annina)

Donc ce qui doit être brillant, quelquefois rutilant et entraînant au point d’emporter le spectateur le laissait en quelque sorte sur le quai, sur sa faim. C’était toujours exécuté avec soin, mais on sentait sans cesse la distance avec une vraie familiarité avec Strauss, et donc une certaine lourdeur, une certaine Sachlichkeit, une objectivité sans âme qui ne convenait en rien à cette œuvre, malgré quelques raffinements qui du coup tombaient à plat.

Les voix
Pas vraiment entrainés par le chef, et pas vraiment conduits par une mise en scène arrêtée au milieu d’un gué qui partait d’un lieu flou pour arriver à un autre pas très clair, dans la grisaille générale, les chanteurs sont restés sur le seuil, sans jamais passer de « propre » à convaincant, de « correct » à émouvant, restant des chanteurs d’opéra en quête d’incarnation.

Comme toujours à Genève, il faut souligner la très bonne tenue, l’excellence même des forces locales de complément, le chœur peu sollicité mais qui marquait l’adieu d’Alan Woodbridge après dix ans de très bons et loyaux services et les « petits » rôles notamment ceux confiés à de jeunes chanteurs, à des membres du chœur du GTG et à des membres du Jeune Ensemble. Citons ainsi Sebastià Peris, Vladimir Kazakov, Aleksandar Chaveev, Dimitri Takonov, Seong Ho Han, José Pazos, Georgi Snedkov, Peter Baekeun Cho, Igor Gnidii, laquais de la Maréchale ou de Lerchenau et garçons d’auberge, citons aussi Remi Garin (marchand d’animaux), Iulia Elena Surdu (modiste), Marin Yonchev (Majordome de Faninal), Louis Zaitoun (Majordome de la Maréchale), Denzil Delaere, habitué de Genève (l’Aubergiste) , tout comme William Meinert (Notaire) ou Stanislas Vorobyov (Commissaire de Police).
Les trois orphelines ont mal commencé leur intervention (Mayako Ito, Elise Bédenès, Vanessa Laterza) dans un court moment où chanter ensemble et juste est essentiel puisque la scène bascule vers cette grande scène collective des solliciteurs, mais après l’attaque initiale maladroite ça s’est amélioré.
Avec le chanteur italien, on retrouve Omar Mancini, la voix n’est pas très grande, mais le chant est juste et contrôlé dans un air où l’important reste l’éclat et le timbre, qui doit trancher avec la « conversation ambiante » (ça fait partie du jeu de l’œuvre que de mettre en regard deux styles de chant, c’est pourquoi on y distribue quelquefois des vedettes à qui cela ne réussit pas toujours car l’air n’est pas si facile – voir Marcelo Alvarez un soir de catastrophe à la Scala). Omar Mancini membre du Jeune Ensemble doué d’un joli timbre, s’en tire avec grande dignité, mais l’air mériterait un peu plus d’éclat.
Giulia Bolcato, déjà remarquée par ailleurs à Genève, et elle aussi membre du Jeune Ensemble s’en tire avec cran dans le rôle de la duègne Jungfer Marianne Leitmetzerin où les aigus sont bien sollicités (rappelons que Daniela Köhler, Brünnhilde du Siegfried de Bayreuth, chantait le rôle dans la production munichoise de Barrie Kosky). Annina est Ezgi Kutlu, plutôt bien incarnée et vive en scène, tandis qu’un ténor de luxe chante Valzacchi, Thomas Blondelle, qui désormais chante Loge ou Max de Freischütz, des rôles lourds qui conviennent à ce ténor très ductile qui peut aussi bien chanter les grands ténors que les ténors de caractère. Il est ici très expressif, très agile en scène, dans un texte où la couleur et l’accent sont très sollicités (prise de rôle).
Autre luxe, celui d’avoir Bo Skovhus en Monsieur de Faninal, certes, celui qui fut l’un des barytons les plus expressifs de sa génération, un interprète tout à fait extraordinaire de rôles difficiles comme Don Giovanni, Wozzeck, Eugène Onéguine ou de textes impossibles est ici moins en relief, mais on reconnaît son émission si particulière dans un rôle où la mise en scène hélas ne sollicite pas ses qualités d’acteur, il est un Faninal de belle tenue scénique mais par ailleurs sans grande particularité : ses qualités scéniques ne sont pas assez valorisées et c’est vraiment dommage.

Melissa Petit (Sophie), Michèle Losier (Octavian)

Sophie est une prise de rôle pour Melissa Petit, la jeune soprano française a déjà été remarquée à Salzbourg aux côtés de Cecilia Bartoli où elle a remporté de gros succès (Bellezza dans il Trionfo del Tempo e del Disinganno ou Euridice dans Orfeo ed Euridice de Gluck). Elle sait développer des aigus solides, ouverts, avec une voix fraiche qui a priori convient au rôle. Mais pour Sophie il faut un peu plus, on confie souvent Sophie à des sopranos légers, mais les plus belles Sophie sont des sopranos à l’assise de base plus large. Melissa Petit rend le rôle particulièrement séduisant scéniquement avec son physique de jeune fille fraiche et naïve à qui elle donne un vrai relief, mais elle manque de maîtrise vocale, notamment sur la tenue de souffle, encore trop court, dans l’ouverture et le contrôle des aigus (duo initial de la rose). Sans aucun doute la tension de la première a‑t‑elle joué, mais derrière une Sophie on a entendu quelquefois se développer des maréchales, et la voix manque ici un peu du corps nécessaire à certains moments clés. Mais elle mûrira.

Matthew Rose (Ochs),Michèle Losier (Octavian)

Michèle Losier ne manque ni de corps ni de volume, et son Octavian est sans doute le plus engagé de tout le plateau réuni ce soir. Elle s’engage dans le jeu, dans l’expression, dans la couleur, et elle est la seule à composer vraiment un personnage. Habituée des rôles travestis, elle a l’allure et le geste qu’il faut et la personnalité nécessaire. On est aussi surpris d’entendre une voix qui a forci, dont le volume s’est développé et dans ce rôle, c’est quelquefois utile. Pourtant, le décalage entre cette voix puissante et ses autres collègues (Sophie et Maréchale) déséquilibre les moments les plus délicats et notamment les duos avec Sophie où serait nécessaire un contrôle plus important. C’est là toute la difficulté d’un rôle plus subtil qu’il y paraît, qui nécessite présence vocale et scénique, mais qui doit aussi composer avec les autres voix pour construire cette homogénéité qui fait tout le sublime des ensembles féminins dans l’œuvre. Dommage, un peu plus de contrôle sur le volume n’aurait pas nui, notamment dans les scènes finales.

Bo Skovhus (Faninal), Melissa Petit (Sophie), Matthew Rose (Ochs) Michèle Losier (Octavian)

Le Baron Ochs de Matthew Rose a la présence voulue en scène, il en impose par le physique, sans être un barbon ni un gros vieillard vulgaire. Rappelons à ce propos ce que Strauss en disait « Ochs doit être un Don Juan de village d’environ trente-cinq ans, un noble quelque peu hobereau qui sait si bien observer les convenances dans le salon de la Maréchale qu’elle n'éprouve au bout de cinq minutes aucun besoin de le faire sortir par son domestique à coups de pied dans le derrière. Intérieurement, c’est un porc…
Évidemment cette dernière expression nous rappelle le fameux « Balance ton porc » des débuts de #Metoo en France, et Matthew Rose n’a effectivement aucune vulgarité dans le jeu, et garderait même une sorte de naïveté assurée, celle que lui confère sa classe et donc un pouvoir qui, croit-il, légitime le droit de cuissage sur tout ce qui aurait « odore di femmina ». La voix est forte, plus à l’aise dans le registre central et l’aigu que dans le grave mais il reste vocalement désespérément dans les rails des dizaines de barons Ochs qu’on a vus sur les scènes, sans indignité mais sans excès d’honneur.  Il est intéressant d’en faire un personnage en deçà des excès habituels qu’on est obligé de « prendre en flagrant délit » pour le dénoncer : le porc se cache derrière l’éducation quelquefois et les bonnes manières, mais son chant manque d’expression, de couleur, d’accents. Il est banal et donc pas vraiment stimulant sur scène ; de la banalité du mâle, pour pasticher Arendt…

Maria Bengtsson (La Maréchale)

Maria Bengtsson est la seule survivante du cast original d’il y a dix ans à Anvers. Elle connaissait donc la mise en scène et on aurait pu penser qu’après dix ans, elle aurait pu intérioriser une Maréchale plus mûre, plus intérieure, plus émouvante.
Ce n’est pas le cas. La voix est solide, mais sans grande expressivité, sans notables accents, sans présence, assez plate. Elle chante le rôle, mais à aucun moment elle ne parvient à nous y faire adhérer, on reste extérieur et elle reste désespérément froide, presque absente, sans rien faire partager scéniquement où elle est aussi très distanciée. La mise en scène ne l’aide pas, avec son manque de mouvements (elle est tout le temps assise) mais au premier acte notamment rien ne décolle sauf le mouvement final vers le lit qui devient lit de désespoir résigné.
Il faut attendre le troisième acte et les scènes finales avec le sublime trio pour qu’enfin on entende la voix sortir et s’affirmer un peu plus, mais elle restera dans notre mémoire une Maréchale pour rien, et c’est dommage, même si je pense que cette mise en scène en éteignoir nuit beaucoup à la mise en relief du personnage.

On aurait aimé que les joyaux qui brillaient sur scène, honneur à un joaillier de prestige qui patronnait la Première et avait fourni la rose d’argent puissent contribuer à faire briller tout le reste. Il n’en a pas été ainsi, sans d’ailleurs que la représentation soit d’un niveau indigne ; c’est plutôt l’indifférence qui gagne, quelquefois même l’ennui, comme une émulsion qui ne prend jamais malgré des ingrédients individuellement corrects qui auraient pu faire alchimie.

Les roses envolées
Dans le vent, à la mer s’en sont toutes allées.
(Les roses de Saadi)
Marguerite Desbordes-Valmore, Poésie inédites, 1860

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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1 COMMENTAIRE

  1. J’aime beaucoup l’expression «  opéra de conversation ».Est elle sortie de la plume de Guy Cherki où est-elle d’un usage courant ?

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