A la Scala, un austère Don Carlo

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Pour ouvrir sa saison 2023-2024, la Scala de Milan opte pour une nouvelle production de Don Carlos en utilisant la version traditionnelle en quatre actes dite ‘version de Milan’, car elle fut créée à la Scala le 10 janvier 1884. En premier lieu s’impose une constatation : alors que, le 7 décembre 1977, Claudio Abbado et le metteur en scène Luca Ronconi proposaient la mouture de Modène  en cinq actes datant de 1886 et intégrant la plupart des scènes de l’original parisien de 1867, pourquoi revenir à cette version écourtée quand, récemment, Liège et Genève ont réussi à exhumer  la version française de la création ? Déjà évoqué en février dernier pour I Vespri Siciliani, ce problème demeure sans réponse.

Il y a quelques jours, la presse italienne s’en est prise à la mise en scène de Lluis Pasqual en la jugeant aussi monochrome que monotone. Je ne partage pas ce point de vue, car le noir qui caractérise l’ensemble de la production traduit le sombre antagonisme qui oppose la monarchie espagnole à la toute-puissance de l’Inquisition. Le décor de Daniel Bianco consiste en une superposition de grilles de plomb enserrant en un monde clos une tour en albâtre pivotante où se déroule l’action. Les superbes costumes de Franca Squarciapino choisissent aussi les coloris sombres, car le velours de soie foncé était signe d’opulence et de luxe à la Cour d’Espagne. Seul, Philippe II revêt cuirasse et manteau d’or, tandis que le Grand Inquisiteur arbore surplis blanc sous cape violette comme le Portrait d’Innocent X de Velazquez. La scène de l’autodafé fait exception en livrant un gigantesque retable flamboyant à niches incrustées, devant lequel  apparaîtra le couple royal dans toute sa magnificence. Toutefois, sombrent dans le ridicule ces pauvres bougres d’hérétiques que la soldatesque jette dans un feu de cheminée bien chiche, tout comme ces ménines et nains dansant la mauresque lors de la chanson du voile. Néanmoins, l’ensemble de l’action est décrypté aisément jusqu’à un dénouement saisissant où l’Infant,  s’agrippant à la statue funéraire de Charles-Quint, est précipité dans les bas-fonds du cloître, tandis que, sous une lumière aveuglante, surgit le spectre de l’empereur défunt.

A la suite de Boris Godounov et de Macbeth qui ont ouvert les précédentes saisons, Riccardo Chailly inscrit ce Don Carlo qui ose la dérision du pouvoir absolu. Profitant de la qualité des cuivres qui déploient un ample legato sans la moindre bavure d’intonation, il développe un discours d’une rare sobriété  qui ne ‘couvre’ jamais le plateau vocal,  mais qui,  cultivant la retenue, ralentit voire alourdit certaines séquences comme le duetto Filippo-Rodrigo achevant le premier acte ou l’autodafé. Préparé par Alberto Malazzi, le Chœur de la Scala fait montre d’une sonorité magnifique et d’une cohésion des registres irréprochable. 

Sur scène, Francesco Meli campe un Don Carlo qui nuance sa ligne de chant en émettant quelques aigus filés afin de suggérer la mélancolie de cette victime d’un sort néfaste. Au fil des scènes, il acquiert l’assise des moyens, quitte à passer comme chat sur braise sur la tessiture aiguë  exposée de « sarò tuo salvator » dans le concertato de l’acte II. Libéré de la méforme qui avait affecté la première du  7 décembre, Michele  Pertusi  incarne un Filippo II de classe qui, sous la carapace de l’autorité péremptoire, laisse affleurer la douloureuse humanité innervant son monologue « Ella giammai m’amò ». Le Rodrigo de Luca Salsi affiche cette monotonie de phrasé en un continuel mezzoforte qui entachait son Macbeth, mais qui se laisse gagner par l’émotion dans le « O Carlo, ascolta ! » de sa dernière scène. Méconnaissable, le timbre en lambeaux d’Anna Netrebko qui,  collectionnant les rôles trop lourds pour ses moyens  comme Turandot ou Aida, en arrive à ouvrir délibérément son bas medium et ses graves pour soutenir un aigu poussé. Cependant, dans sa grande scena « Tu che le vanità conoscesti del mondo », elle parvient miraculeusement à arrondir la sonorité pour donner à son chant une dimension pathétique que lui refuse sa carence d’expression coutumière. A en revendre en la matière, est, par contre l’Eboli d’Elīna Garanča, dévorée par une indomptable énergie attisant les mélismes de la chanson du voile, le cinglant « Trema per te, falso figliuolo » dans le terzetto avec Carlo et Rodrigo, et les facettes contrastées du redoutable « O don fatale ». Par le métal cuivré du timbre, produit forte impression le Grand Inquisiteur de la basse Jongmin Park qui, néanmoins, semblait à contre-emploi dans le personnage du Frate du premier tableau. Lui fait dignement pendant Huanhong Li  en Spectre de Charles-Quint, tandis que les rôles annexes  (Tebaldo, le Comte de Lerme et la Voix du Ciel) sont dignement tenus par Eliza Verzier, Jinxu Xiahou et Rosalia Cid. En résumé, une digne ouverture de saison milanaise !

Milano, Teatro alla Scala, le 16 décembre 2023

Paul-André Demierre

Crédits photographiques : © Brescia e Amisano / Teatro alla Scala

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