« The Carmen Case » de Diana Soh à Bordeaux : ce n’est pas Bizet qu’on assassine

- Publié le 26 janvier 2024 à 20:04
Doit-on, cent cinquante ans après la création de Carmen, juger Don José comme auteur d’un féminicide ? La femme de théâtre Alexandra Lacroix a instruit son procès dans les notes de Diana Soh et celles de Georges Bizet, sans convaincre tout à fait.
The Carmen Case de Diana Soh

Comme (presque) tout le monde, Alexandra Lacroix adore Carmen. Mais elle a un problème avec Don José : en acclamant l’artiste qui tient le rôle, n’est-ce pas le geste homicide du brigadier qu’on applaudit ? Pour que morale soit sauve et justice faite, la metteuse en scène et librettiste renvoie le meurtrier devant une cour d’assises qui va entendre des expertes, des avocates, la représentante du parquet : voici The Carmen Case, sorte de suite judiciaire et féministe au chef-d’œuvre de Bizet.

Décor minimaliste

Un « cinquième acte » d’une heure quarante-cinq, tout de même… A la découverte de la note d’intention et de la première scène, qui montre Don José dans un groupe de parole auquel la réalité statistique des féminicides conjugaux est exposée, on peut craindre que le spectacle ne tourne à la pesante démonstration militante. Heureusement la conceptrice ne perd pas de vue les fils du théâtre, noués serrés autour d’un Don José hanté par son crime mais qu’elle prend soin de ne pas condamner, une Carmen toujours rebelle en s’invitant dans le prétoire, mais aussi une Micaëla vibrante d’amour pour son fiancé, et traitant de tous les noms la cigarière… Le décor de salle d’audience est minimaliste, agrémenté d’images soignées (l’expression des visages, le corps allongé de Carmen) tournées en direct. Le livret additionnel peut paraître mince mais, au moins, son autrice n’a pas réécrit celui de Meilhac et Halévy d’après Mérimée.

Tubes très présents

Il y a d’ailleurs beaucoup de l’ouvrage original dans ce nouvel opéra, musicalement parlant. Les tubes (Le Prélude, le duo José/Micaëla, La fleur que tu m’avais jetée, Près des remparts de Séville, les Sistres, Toréador… et in fine la Habanera) sont là, convoqués comme pièces au dossier, arrangés avec goût par la Parisienne d’origine singapourienne Diana Soh (née en 1984) pour un ensemble de treize instruments – c’est maigre pour rendre justice aux beautés de la partition, mais Ars Nova fait son possible pour en souligner les reliefs et l’énergie, sous la direction musicale déjà expérimentée de Lucie Leguay.

Si un ensemble spécialisé dans le bel aujourd’hui prend place dans la fosse de l’Auditorium de Bordeaux, c’est que l’arrangeuse est aussi compositrice, soignant les coutures entre Bizet et son propre univers sonore – sombre, incertain, tourmenté, au diapason des états d’âme des personnages. Une écriture pas toujours d’une grande inventivité dans son dessin vocal, mais qui reflète bien une justice confuse – quand la défense plaide en même temps que le ministère public requiert, ou lors de la déposition très drôle des expertes psychiatres débitant un rapport abscons. Est-ce assez pour prétendre à la Victoire de la musique classique 2024 dans la catégorie compositeur, où Diana Soh a obtenu l’une des quatre nominations ? Réponse le 29 février en soirée sur France 3 et France Musique, en direct du Corum de Montpellier.

Distribution inégale

Depuis les premiers ateliers à la Chapelle musicale Reine Elisabeth (Belgique) en 2019 et la création au TAP de Poitiers en mai dernier, la distribution est bien rodée, à défaut d’être complètement séduisante dans les portées de Bizet. Don José se dédouble : François Rougier l’incarne dans les mots de Meilhac et Halévy et un chant plus ardent que gracieux ; Xavier de Lignerolles campe l’accusé, peu sollicité vocalement mais très expressif dans sa présence douloureuse. La Micaëla d’Angèle Chemin est nettement plus séduisante dans les imprécations de Soh que dans les douceurs de Bizet. William Shelton prête son contre-ténor naturellement éloquent à l’autorité du président de la cour, René Ramos Premier son allure à Escamillo. Julie Mathevet, Anne-Emmanuelle Davy et Rosie Middleton se glissent avec facilité dans des rôles d’expertes volontiers bouffes.

Peu importe que cet addendum pénal à Carmen, plus audacieux dans son projet qu’ambitieux dans ses moyens, nous laisse sur notre faim. Au final, c’est Carmen, encore et toujours, qui triomphe grâce à l’immortel Bizet et à Anne-Lise Polchlopek – elle a les notes, le cran et la liberté, vocale et scénique, de l’emploi. Ce n’est que justice !

The Carmen Case de Diana Soh. Bordeaux, Auditorium, le 25 janvier. Autres représentations les 3 et 4 avril 2025 à l’Opéra de Limoges.

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