La Scène, Opéra, Opéras

Les Pêcheurs de perles à Saint-Étienne : Ceylan c’est fini

Plus de détails

Instagram

Saint-Etienne. Grand Théâtre Massenet. 2-II-2024. Georges Bizet (1838-1875) : Les Pêcheurs de perles, opéra en trois actes sur un livret d’Eugène Cormon et Michel Carré. Mise en scène : Laurent Fréchuret. Scénographie, costumes : Bruno De Lavenère. Lumières Laurent Castaingt. Avec : Catherine Trottmann, Leïla ; Kévin Amiel, Nadir ; Philippe-Nicolas Martin, Zurga ; Frédéric Caton, Nourabad. Chœur lyrique (chef de choeur : Laurent Touche) Saint-Etienne Loire. Orchestre Symphonique Saint-Etienne Loire, direction : Guillaume Tourniaire

Instagram

Que faire avec Les Pêcheurs de perles ? Plus de 150 ans après, la réponse de à ce casse-tête délègue encore beaucoup à ses spectateurs.

« …le drame de MM. Cormon et Carré est à peu près aussi transparent qu'une bouteille d'encre… » « Récompense honnête à qui pourra m'expliquer le sujet des Pêcheurs de perles. » Le 30 septembre 1863 à Paris, le public, les critiques, et même (fait probablement unique en son genre) les propres librettistes de , ne furent pas dupes de la dramaturgie problématique du premier opéra d'un compositeur de 25 ans. La nouvelle production stéphanoise, confiée à et Bruno de Lavenère, n'offre pas beaucoup d'arguments au critique d'aujourd'hui désireux de se démarquer des jugements de ses confrères du passé, parus dès le lendemain de la première des Pêcheurs.

Une amitié virile sous serment, contrariée par une femme déchirée entre son statut d'amante et de vestale, le tout confiné dans l'exotisme oriental de l'île de Ceylan, pourquoi pas ? De Carthage à Belleville, le répertoire lyrique, flanqué de l'indéboulonnable trio soprano/ténor/basse (celui-ci empêcheur d'aimer en rond de ceux-là) est passé maître en radiographie amoureuse à grands coups de serpe sous toutes les latitudes.

À l'instar des récentes productions de Lydia Staier à Genève (Les Pêcheurs dans les paillettes de la télé-réalité) et du Collectif FC Berman à Anvers (Les Pêcheurs en maison de retraite), c'est tout à la gloire de , metteur en scène de théâtre déjà colleté aux « petits » opéras de Bartók et Poulenc, d'avoir été animé du souci d'épargner à son spectateur la pacotille des cartes postales envoyées par tous Les Pêcheurs de perles de la planète. On applaudit donc au choix d'une scénographie qui n'ambitionne rien moins que d'évoquer tout à la fois « le baraquement des pêcheurs, la « salle des pendus » des mineurs, le cinéma de fortune des désœuvrés, l'asile des égarés, le refuge des exilés et la grotte du premier peintre. »

Les Pêcheurs de perles à Saint-Étienne c'est plutôt, dans le beau décor anthracite de Bruno De Lavenère, Les Mineurs de perles. Et là aussi, pourquoi pas ? Le problème c'est que, sans note d'intention préalable, l'on passe presque toute la soirée à se demander où l'on est, et même ce qu'on veut nous raconter. On apprend plus tard que Laurent Fréchuret souhaitait aussi que l'on se questionne : quels pêcheurs sommes-nous ? À quelle perle rêvons-nous ? On quitte le Grand Théâtre Massenet avec pléthore d'autres questions, consécutives à l'impression d'avoir vécu des lambeaux d'histoires, dans un décor étouffant, peuplé de lits et de chaises, qui passe d'une salle de cinéma de fortune (les mineurs regardent un film attaché à la plongée d'un pêcheur) au puits de mine d'un Germinal fantasmé tournoyant jusqu'à l'ivresse comme les constructions en folie de Pierre-André Weitz. La direction d'acteurs, souvent impersonnelle, réduit le duo Leïla/Zurga du III à une interminable confrontation autour de la maltraitance d'une unique chaise sous la lumière cuivrée de Jean Castaing dans les contours classieux du cadre de scène. Comme au jeu d'orgues, le spectacle doit effectivement l'essentiel de son charme (les derniers tableaux sont visuellement très réussis) au décor de Bruno de Lavenère (le fabuleux Akhnaten niçois, c'était lui) sur le métal duquel, comme sur les murs d'une prison, s'invitent les graffitis de Franck Chalendard : tout un entrelacs de craie et de peinture tracé en direct comme dans l'Alceste vu par Olivier Py, par le peintre stéphanois en personne, omniprésent dans l'ombre. Contaminant même les costumes (également griffés de Lavenère), volutes marines fantasmées, à la colorimétrie progressive et providentielle,  gratifient ce « théâtre de l'attente… du refoulé…des songes sensuels » de la touche d'espoir et de l'orientalisme sublimé qui faisaient défaut à cet univers de cauchemar duquel Leïla et Nadir s'échapperont vers l'ailleurs découpé par une petite porte lumineuse.

Cette triple consolation esthétique offre un bel écrin à une exécution musicale d'assez haut vol. Plus que le Nourabad un brin falot de , il est vrai livré à la tradition par Fréchuret, on est sous le charme du soprano aux surprenants reflets irisés de , par-delà le hiératisme sculptural auquel le personnage est par trop condamné. L'on goûte aussi la façon dont glisse vers le falsetto l'ineffable Je crois entendre encore, et son Nadir, affranchi de la balise que représente Alain Vanzo, intéresse de bout en bout. Vêtu comme son ami lors du premier face à face de ces Oreste et Pylade du XIXe siècle, le Zurga de impressionne davantage encore et illumine véritablement la soirée. La très grande beauté du timbre, comme son impeccable projection, la noblesse de la stature, tout séduit et confirme la position de premier plan de ce jeune chanteur français déjà confronté à Wagner avec succès sur les mêmes planches. Autre personnage de prime importance, le chœur, très gâté par le compositeur, incarné avec puissance et précision (grand frisson sur Brahma, divin Brahma) par un Chœur lyrique Saint-Etienne Loire dans une forme vraiment éblouissante.

confirme tout le bien que l'on pensait de lui. Son geste, suivi de très près par un idéal de délicatesse et d'emportement, apporte une bonne part de crédibilité à cet opéra dont les merveilles éparses et bien réelles valent au Grand Théâtre Massenet un carton plein en termes d'affluence. Un succès posthume propre à raviver de récents questionnements quant au goût d'une époque qui, à l'intelligence d'un Hofmannsthal (d'Avignon à Dublin, Le Chevalier à la rose ne fait plus salle comble), semble dorénavant (pas moins d'une dizaine de productions en dix ans) préférer le refuge des clichés des Pêcheurs de perles

Crédits photographiques © Cyrille Cauvet – Opéra de Saint-Etienne

 

Modifié le 05/02/2024 à 8h35 et le 06/02/2024 à 10h33

(Visited 1 304 times, 1 visits today)

Plus de détails

Instagram

Saint-Etienne. Grand Théâtre Massenet. 2-II-2024. Georges Bizet (1838-1875) : Les Pêcheurs de perles, opéra en trois actes sur un livret d’Eugène Cormon et Michel Carré. Mise en scène : Laurent Fréchuret. Scénographie, costumes : Bruno De Lavenère. Lumières Laurent Castaingt. Avec : Catherine Trottmann, Leïla ; Kévin Amiel, Nadir ; Philippe-Nicolas Martin, Zurga ; Frédéric Caton, Nourabad. Chœur lyrique (chef de choeur : Laurent Touche) Saint-Etienne Loire. Orchestre Symphonique Saint-Etienne Loire, direction : Guillaume Tourniaire

Mots-clefs de cet article
Instagram
Reproduire cet article : Vous avez aimé cet article ? N’hésitez pas à le faire savoir sur votre site, votre blog, etc. ! Le site de ResMusica est protégé par la propriété intellectuelle, mais vous pouvez reproduire de courtes citations de cet article, à condition de faire un lien vers cette page. Pour toute demande de reproduction du texte, écrivez-nous en citant la source que vous voulez reproduire ainsi que le site sur lequel il sera éventuellement autorisé à être reproduit.