Sous le ciel de Paris s’illumine La Bohème à La Fenice
Avec cette œuvre parmi les plus prisées des amateurs d’art lyrique, le Théâtre de La Fenice (Opéra de Venise) fait salle comble, réunissant à la fois un public local féru d’opéra et des touristes de passage, fiers de se montrer dans leurs plus beaux attraits carnavalesques (Paris et Venise restent les villes fantasmées par ces mêmes touristes).
L’esprit du roman d’Henry Murger tout comme celui du livret est parfaitement respecté dans cette scénographie où le metteur en scène propose une lecture cohérente, à la fois rassurante et sans aucune extravagance, esthétiquement belle et soignée : carte postale d’un Paris contemporain à la création de l’œuvre en 1896.
Un grand et lumineux ovale composé de mille petites lumières encadre la mansarde du premier acte, rappelant non sans clichés les silhouettes des principaux monuments et lieux touristiques de la ville Lumière : Tour Eiffel, Arc de Triomphe, rosace de Notre-Dame, Moulin Rouge…
Au deuxième acte, l’évocation d’une capitale moderne où ont lieu les grandes expositions universelles, est suggérée par le plateau divisé en deux plans superposés (décors d'Edoardo Sanchi), laissant voir l’intérieur d’une rame de métro bondée, disparaissant pour laisser place à la foule parisienne déambulant sur les boulevards. Derrière elle, de grandes maisons recouvertes d’affiches publicitaires, dont certaines prêtent à sourire, comme cette illustration d’un chat noir fumant pour une marque de tabac, habile allusion à deux lieux emblématiques de la Capitale (Le Chat noir et Au Chien Qui Fume). Les Folies Bergère et bien sûr le café Momus où se retrouvent Rodolfo et ses amis sont dépeints façon Toulouse-Lautrec, sans oublier la meneuse de revue du Moulin Rouge aux allures de Joséphine Baker, certes légèrement anachronique mais tout à fait crédible. Un tableau vivant et animé, joyeux, façon Vie Parisienne une veille de Noël se terminant par un déploiement des couleurs tricolores du drapeau français, avec fanfare mais aussi dans les jupons des danseuses.
L’ambiance est bien différente pour le troisième acte, contrasté par un jeu de lumière métaphorique mettant en évidence la douloureuse confrontation entre les couples d’amants : tons froids pour le couple Rodolfo/Mimi, incandescents pour Marcello/Musetta. L’auberge où travaillent désormais Marcello et Musetta et où Rodolfo a trouvé refuge, tourne sur elle-même, alternant une lumière hivernale désolée, et le rouge chaud de son intérieur. Le retour final et tragique au grenier n’en paraît que plus grand, plus froid sans les mille lumières pour le réchauffer (lumières de Fabio Barettin, particulièrement soignées, en lien avec le temps qui passe -bleu pour l’hiver, vert pour le printemps- mais aussi en adéquation avec la destinée de Mimi -violet lors de ses apparitions puis rouge lorsqu’elle va mourir pour conclure avec la couleur du deuil).
Le plateau vocal est homogène et partage la qualité de voix parfaitement compréhensibles et audibles grâce à une projection sans faille (quel que soit le registre). Les voix sont bien timbrées, bien adaptées pour traverser l’orchestre et remplir l’espace.
Rodolfo est interprété par le ténor espagnol Celso Albelo. Son timbre brillant interpelle dès ses premières répliques, rehaussant sa prestance scénique avec un phrasé homogène et soigné. La précision des nuances et des mezza voce, tout comme les forte traduit son attention portée envers les contrastes vocaux, via une voix veloutée dans les passages plus confidentiels ou d’airain dans les moments où domine son caractère fougueux et impétueux.
Mimì est interprétée par la soprano Claudia Pavone. Précise dans son émission, la ligne vocale est irréprochable, les aigus s’épanouissent librement dans la nuance forte, les graves sont sonores et timbrés mais elle n’atteint pas ce paroxysme de fragilité humaine, notamment dans son grand air "Sì. Mi chiamano Mimì". Ce n’est qu’avec ses toutes dernières répliques qu’elle exprime cette fragilité par une voix plus nuancée.
Le Marcello d’Alessio Arduini offre un jeu scénique spontané. Sa voix de baryton aux aigus chatoyants peut aussi prendre des couleurs plus sombres : convenant aussi bien pour les scènes légères que la gravité de la situation se déroulant sous ses yeux.
Adolfo Corrado prête sa voix vibrante et aux basses profondes pour camper Colline. L'incontournable et toujours aussi émouvant passage où il décide de vendre son manteau pour sauver Mimi est légitimement salué par le public.
Le baryton Armando Gabba dans le rôle de Schaunard complète efficacement le quatuor de garçons bohèmes de sa voix franche et énergique.
La soprano Mariam Battistelli dessine une piquante Musetta. Sa prestation dans le second acte est sur le mode de la comédie musicale, voix pimpante et prestance scénique adéquate. Sa voix brillante et ronde se module vers une ligne mélodique plus sobre, empreinte de retenue lors de la scène ultime, touchée par la condition de Mimi. Pour compléter cette distribution, Matteo Ferrara campe de sa voix assurée de (baryton-)basse tout aussi bien le propriétaire Benoît venant chercher son loyer que le personnage du conseiller d'État Alcindoro. Le ténor Dionigi d'Ostuni au timbre clair et sonore propose un amusant Parpignol. Alessandro Vannucci, Salvatore Giacalone et Emanuele Pedrini s’investissent tout autant dans les rôles attribués, respectivement de vendeur ambulant, sergent des douanes et douanier.
Le Chœur du Théâtre de La Fenice préparé par Alfonso Caiani ainsi que les petits chanteurs vénitiens (préparés par Diana D’Alessio) assurent une belle dynamique d’ensemble lors des scènes de réjouissance.
Le chef d'orchestre Stefano Ranzani, à la tête de la phalange maison propose une lecture minutieuse de la partition, constamment à l’écoute du plateau vocal. La fosse vénitienne exécute tous les changements d’intensité et de tempi qui caractérisent le style Puccinien sans aucune concession à la langueur ou à la sentimentalité. Le récit se déroule ainsi de manière rapide, avec animation. Le chef peut même aller jusqu’à proposer une lecture rendant, par l’accord vibrant, la dimension fébrile de cette jeunesse qui brûle et se consume, se précipitant vers la tragédie. Certes, de fait, les passages plus confidentiels manquent un peu de chaleur et d’abandon (excepté dans le dernier acte se démarquant par plus de naturel, les personnages devenant poignants, comme moins allégoriques). Mais orchestre et voix s’associent au moment ultime où Mimi va rendre l’âme pour finalement exaucer le souhait de Puccini (à en juger par la réaction de la salle) : « Je veux que mon public ne puisse retenir ses larmes : l’opéra, c’est ça ! »
Les masques remis à la sortie replongent dans l’univers carnavalesque mais viennent surtout, sans doute, cacher des larmes : le public conquis et ému applaudit chaleureusement l’ensemble de la production.