Une si belle histoire si triste, Rusalka à Liège

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Rusalka d’Antonín Dvořák, créé à Prague en 1901, n’avait jamais encore été représenté à l’Opéra de Wallonie-Liège. C’est dorénavant chose faite, et bien faite. 

Il est vrai que cet opéra, pendant longtemps, n’a pas compté parmi les « têtes de liste » lyriques. Mais ces dernières années, on l’a en quelque sorte retrouvé et nous pouvons donc l’entendre un peu partout. Jugez-en : la saison dernière, il était à l’affiche de 38 maisons d’opéras !

Rusalka, c’est un conte dans une lignée de contes : « La Petite Sirène », « Ondine » ou encore « Mélusine ». C’est le récit d’une métamorphose sans issue. Rusalka est une nymphe des eaux désespérément amoureuse d’un prince qui vient parfois se baigner dans son lac. Pour vivre son amour, elle veut devenir un être humain. Les mises en garde de l’ondin Vodnik, le vieil esprit des eaux, sont impuissantes. Une sorcière, Jezibaba, accepte d’exaucer sa prière… mais à une terrible condition : elle en deviendra muette et, si son amour est déçu, elle sera précipitée au fond des eaux, entraînant avec elle celui qu’elle a aimé. Métamorphose accomplie, le prince, d’abord subjugué, se lasse vite de cette fiancée muette et cède aux avances insistantes de « la princesse étrangère ». Au grand désespoir de Rusalka, qui doit rentrer « chez elle ». Mais le prince comprend son erreur. Ils se retrouvent. Elle le prévient du danger. Il n’en a plus cure. Il se jette dans ses bras et meurt…

Cette histoire désespérée -mais qui n’est jamais désespérante pour nous, les spectateurs- nous atteint dans la partition magnifique d’Antonín Dvořák. Quel bonheur mélodique. Cette musique nous immerge dans les atmosphères envoûtantes du conte, que ses thèmes récurrents intensifient, densifient. Aux grands développements symphoniques succèdent de délicates séquences chambristes (harpe, hautbois, flûtes, cordes), essentielles dans l’expression et la compréhension des états d’âme des protagonistes. Cette musique-là est personnage à part entière de la tragique histoire. Et il est un peu dommage que Giampaolo Bisanti, exalté sans doute par ce « poème symphonique », en ait parfois privilégié la puissance au détriment des voix. N’empêche, ce qu’il nous a donné à entendre de cette partition, avec son Orchestre et les Chœurs de l’Opéra de Wallonie-Liège, a été un « ravissement ».

Il faut dire que la mise en scène de Rodula Gaitanou enrichit le conte de ses images scéniques. De belles images, pertinentes et cohérentes.

Un immense anneau posé sur le plateau, d’immenses rideaux en fines lanières et de délicates projections vidéo aux images ondulantes (de Dick Straker) caractérisent le royaume des eaux, celui d’où surgit le ballet aquatique des naïades et des nymphes, celui que la pauvre Rusalka veut quitter et devra hélas rejoindre. Un immense escalier à colimaçon (décors de Cordelia Chisholm) est le moyen d’accès au monde terrestre. Les lumières (de Simon Corder) sont délicates, dont les tonalités disent l’eau ou le monde, la solitude ou l’espoir d’autre chose, le désespoir tétanisé. Une scène très forte, dans la mesure où elle manifeste l’antagonisme irréductible des deux univers, est celle du banquet de noces : les mets aux couleurs argentées -couleur écailles- sont disposés sur une immense table. Les invités, ricanant devant le silence de Rusalka -dont ils ne savent pas qu’il est fatal-, s’empiffrent -et c’est un atroce humour noir- de maatjes, ces petits harengs dégustés comme il convient, les avalant tête renversée en les tenant par la queue. Poissons avalés devant la femme-poisson. 

Les images sont donc idéales pour que s’épanouisse le chant. Comme il est beau -fou d’espoir, d’attente, de désillusion, de désespoir- chez Corinne Winters-Rusalka, révélateur de son aisance à transcender les difficultés d’un rôle qu’elle abordait pour la première fois. Celui qui m’a le plus touché, dans ses conseils, ses mises en garde, son immense douleur, dans les ressources maîtrisées et nuancées de sa voix, c’est le père, l’ondin Vodnik d’Evgeny Stavinski. Anton Rositskiy, en contrepoint vocal de Rusalka, donne à ressentir l’évolution du Prince qu’il incarne, si exalté par un amour surgi d’ailleurs, si cruel dans son agacement, si repentant dans sa prise de conscience ultime. Nino Surguladze a la détermination de Jezibaba, la sorcière, celle qui dicte la loi et qui refusera d’en atténuer les conséquences. Quant à Jana Kurucova, je me demande s’il était bien nécessaire pour elle de surchanter et surjouer ainsi son rôle de Princesse étrangère. Jiří Rajniš et Hongni Wu imposent leurs Garde forestier et Garçon de cuisine. Lucie Kaňková, Kateřina Hebelková et Sofia Janelidze sont les nymphes des eaux, tristes témoins de l’inéluctable ; Alexander Marev un chasseur dont on retient le passage.

Cette Rusalka a enchanté et réjoui de sa tragédie. C’est une réussite.

Stéphane Gilbart

Liège, Opéra Royal de Wallonie-Liège, le 27 janvier 2024

Crédits photographiques : J.Berger - ORW Liège.

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