Indétrônable Barbier de Séville à La Fenice de Venise
Pas d’effets spectaculaires dans cette production dont la scénographie classique de Lauro Crisman s’en tient aux indications du livret : l’action se situe à Séville à la fin du XVIIIe siècle, comme la pièce de théâtre de Beaumarchais dont il s’inspire. Le décor reconstitue une place avec la façade de la maison de Bartolo. En arrière-plan se devine la ville de Séville. Le balcon grillagé tel une prison indique clairement que Rosina ne peut s’échapper. De grands drapés, une toile de fond rouge à rayures verticales jaunes sur laquelle sont accrochés des portraits de famille, quelques chaises, un piano- forte (l'instrument de l'époque), des paravents, une balustrade entourant la fenêtre constituent le décor de l’intérieur de la maison, là où se déroule en grande partie l’intrigue.
Rien de plus classique, tout comme les costumes (également conçus par Lauro Crisman), bien associés à chaque personnage, tels ceux du comte affublé de plusieurs travestissements. Le décor fixe est avantagé par des lumières soignées (Andrea Benetello), comme ce clair obscur faisant songer à un tableau de Watteau au début de l’ouvrage, lors de la scène des musiciens. Tout repose ainsi sur la dynamique scénique rythmée où chaque ressort comique est parfaitement calibré pour tomber à point nommé.
Le jeu scénique des personnages en perpétuel mouvement emprunte à la fois aux codes de la commedia dell’arte, cet art de la virtuosité interprétative consistant à attirer constamment l’attention sur soi mais également à celui (plus proche et directement compréhensible d’un public international présent), de la comédie musicale : par exemple, lorsque les chanteurs côte-à-côte évoluent dans des déplacements chorégraphiés parfaitement synchronisés.
Le metteur en scène garde aussi l’esprit de l’opéra-bouffe, son efficacité et sa dynamique avec un comique de situation constamment présent. Sa mise en scène est inventive, drôle, avec des gags (certes déjà vus) distillés tout au long du spectacle par des artistes qui s’amusent et amusent le public. L’air de la calomnie se transforme en une partie de cartes entre Basilio et Bartolo, Basilio se révélant un bon tricheur avec une panoplie de cartes accrochées à l’intérieur de sa cape, ou encore lorsque le comte Almaviva portant le même costume que Basilio se retrouve confronté à ce dernier, parodiant alors la scène du film de Max Linder (Sept ans de malheur) dans laquelle un majordome cherche à cacher à son maître le fait que le miroir soit brisé... en prenant la place du reflet. Figaro, Almaviva (en faux Basilio) et Rosina revêtent quant à eux masque et costume du médecin de la Peste pour faire fuir Basilio, censé être malade (pour ne citer que quelques amusements).
Le plateau vocal homogène, expérimenté dans le style rossinien, est à l’aise dans cette performance. À ceci près que le personnage de Berta, cherchant ici à voler la vedette aux autres, voit Giovanna Donadini s'époumoner dans une gouaille certes assumée lors des ensembles. Mais curieusement, elle perd toute énergie dans son unique air "Che vecchio sospettoso", la voix se montrant fatiguée et instable.
Fanfaron tout de rouge vêtu, jouant aussi bien de la guitare qu’il manie l’épée, Figaro est interprété par Alessandro Luongo. La voix est solide et puissante, l’articulation précise, le timbre chaud, l’aisance présente sur toute la tessiture, ainsi que via les phrasés, et les récits. Également comédien confirmé et exubérant, il prend plaisir à être sur scène et savoure son succès à plusieurs reprises notamment à la fin de son célébrissime air "Largo al factorum". Son attitude rocambolesque se transmet aux autres protagonistes.
Ainsi sous sa coupe, tout devient-il permis aux yeux du comte d’Almaviva pour attirer l’attention de Rosina. Crédible aussi bien en étudiant sans le sous, soldat ivre, faux professeur de musique ou vrai aristocrate, le ténor maltais Nico Darmanin s’investit aussi bien scéniquement que vocalement. Sa voix gagne en ampleur et en aisance tout au long de la représentation. Son chant est bien projeté, ses aigus assurés grâce à un vibrato brillant, son médium est velouté, son phrasé élégant et diversifié. Il joue de la couleur de sa voix selon les situations et les personnages et peut ainsi provoquer une belle émotion lorsqu’il s’appuie sur sa palette colorée et nuancée lors de sa sérénade sous le balcon de Rosina, accompagné par Figaro à la guitare.
La mezzo-soprano Marina Comparato propose de Rosina un portrait de femme déterminée, avec une intensité expressive dans sa voix puissante au médium fourni (proche du contralto souhaité par Rossini). Son timbre cuivré dépasse la seule virtuosité vocale pour atteindre à l'émotion. Les aigus sont éclatants, la technique vocale assurée, la diction modèle, l’ensemble de la tessiture charnue loin de l’archétype habituel de la candide jeune fille capricieuse au charme juvénile.
Son tuteur de comédie, Omar Montanari impressionne par sa facilité à débiter à une vitesse vertigineuse les récits confiés à son personnage Bartolo. Le baryton de sa voix assurée au timbre percussif semble même dicter le tempo à l’orchestre dans la deuxième partie de son air "A un dottor della mia sorte". Scénique sans excès, il est convaincant dans ce rôle de tuteur soupçonneux, peu enclin à se laisser berner. Il forme un duo marquant avec la basse Francesco Milanese dans le rôle de Basilio, le maître de musique. La vitalité affirmée de ce dernier permet de maintenir la tension émotionnelle tout au long du crescendo de son air calomniateur. Enfin, William Corrò affirme son timbre chaud et vibrant de baryton dans le rôle de Fiorello.
Le chœur d’hommes du Teatro della Fenice, préparé par Alfonso Caiani est précis dans ses interventions. Sous la direction alerte et sautillante de Renato Palumbo, l’Orchestre maison est léger et pétillant comme le champagne qui coule à flot pour le mariage de Rosina et Almaviva concluant l’opéra. De son piano-forte, Roberta Ferrari apporte imagination et frivolité dans les recitativo secco (récitatif avec un accompagnement restreint, d'accords), en parfaite cohésion.
C’est sous les applaudissements et les « brava » d’un public enchanté que s’achève la folle journée de Figaro mais aussi cette production qui connaît un succès infaillible depuis plus de vingt ans, notamment au moment du carnaval vénitien.