Richard Wagner (1813–1883)
Lohengrin (1850)
Opéra romantique en trois actes
Livret du compositeur
Créé au le 28 août 1850 au Hoftheater de Weimar, sous la direction de Franz Liszt

Direction musicale : Aziz Shokhakimov
Mise en scène : Florent Siaud
Décors : Romain Fabre
Costumes : Jean-Daniel Vuillermoz
Lumières :Nicolas Descoteaux
Vidéo :Eric Maniengui

Lohengrin : Michael Spyres
Elsa von Brabant : Johanni van Oostrum
Ortrud : Anaïk Morel
Friedrich von Telramund : Josef Wagner
Heinrich der Vogler : Timo Riihonen
Le Héraut : Edwin Fardini

Chef de Chœur de l’Opéra national du Rhin : Hendrik Haas
Chef de Chœur de l’Angers Nantes Opéra : Xavier Ribes
Chœurs de l’Opéra national du Rhin et d’Angers Nantes Opéra
Orchestre philharmonique de Strasbourg

Strasbourg, Opéra National du Rhin, le dimanche 10 mars 2024 à 15h

Donné pour la première fois à l'Opéra National du Rhin depuis 1994, ce Lohengrin avait tout sur le papier pour exciter les convoitises – à commencer par les notes d'intentions du metteur en scène Florent Siaud décrivant la problématique d'une société du Brabant repliée sur elle-même et attendant du "sauveur" qu'il la sauve du déclin. A l'instar d'une Atlantide sur le point de disparaître, les décors font allusion à des ruines évocatrices du rêve d'une démocratie antique disparue. La transposition de ces idées sur la scène donne une impression très différente, débouchant sur un spectacle poussif emporté par le fond par une absence notoire de direction d'acteur. Un paramètre qui affleure dans le chant très contrôlé de Michael Spyres, réussissant malgré l'enjeu énorme d'une prise de rôle à s'imposer aux côtés de Johanni van Oostrum (Elsa) parmi les réussites de la soirée. L'orchestre Philharmonique de Strasbourg trouve également le chemin du succès, grâce à la direction incandescente de son directeur musical Aziz Shokhakimov.

 

Nous avions découvert le travail de Florent Siaud à l'auditorium de Bordeaux en janvier 2018 où il avait mis en en espace le Pelléas et Mélisande que dirigeait Marc Minkowski [1] L'abstraction esthétisante concentrée principalement sur des images vidéo donnait à cette production des contours délicats et légers qui tranchent nettement avec la pesanteur visuelle et la lecture à tiroirs de son Lohengrin à l'Opéra National du Rhin. La faute principalement à une dramaturgie mal dimensionnée qui achoppe sur une réalisation scénique qui semble aligner tous les clichés imaginables. Certes l'œuvre est difficile à monter, principalement en raison de ces allusions peu transparentes et encombrantes qui appellent au dernier acte à la défense de la terre allemande par l'épée allemande (Für deutsches Land das deutsche Schwert ! So sei des Reiches Kraft bewährt). L'épaisseur esthétique et sémantique des décors signés Romain Fabre est censée évoquer un "souvenir des anciennes cités démocratiques" par l'allusion directe à des ruines imposantes et la présence peu subtile d'une Vénus de Milo émergeant tout juste de son marbre de Paros. Comment ne pas sentir monter en nous ce sentiment de gêne involontaire en voyant derrière ces références visuelles à l'Antiquité une déclinaison de la théorie dite de la valeur de la ruine (Ruinenwerttheorie) – théorie développée par Albert Speer, l'architecte d'un IIIe Reich passionné par la symétrie des temples et des agoras de la Grèce antique et lui-même occupé à la production de potentielles futures ruines esthétiquement acceptables et si possible monumentales pour transmettre le souvenir d'une civilisation disparue ?

Prisonnier maladroit de ces références qui empoisonnent un opéra historiquement très connoté, Florent Siaud échoue à rendre la dimension politique que dégageait parfaitement la récente production de Serebrennikov à Bastille. On mesurera au passage la différence abyssale qui sépare les deux metteurs en scène sur la façon de construire une dramaturgie à partir du prélude du premier acte. Là où la séquence filmée en noir et blanc par le réalisateur russe installait un bouleversant climat mémoriel, la pantomime de Florent Siaud nous laisse sur notre faim. En lieu et place d'un épisode onirique qui aurait donné à l'intervention d'un être providentiel la dimension d'un fantasme, on doit se contenter d'une Elsa plongée dans l'observation à la lunette astronomique de la constellation du Cygne. La troupe d'enfants turbulents qui l'entourent jouent déjà à la guerre, sous la houlette du plus grand – un adolescent en cuirasse d'acier qu'on devine être Gottfried le frère d'Elsa.

Amalgame de réalisme et d'irrationnel, l'amour entre Elsa et Lohengrin est gravé non seulement dans le ciel chargé d'étoiles mais également sur leurs deux poignets comme un signe annonciateur ésotérique dont l'origine aurait pu servir de piste intéressante : Isolde identifie Tristan au détail de l'épée ébréchée, Hunding est frappé par la similitude des regards de Sieglinde et Siegmund, Senta reconnait dans le Hollandais l'inconnu du portrait etc. Ici, Elsa porte à son poignet le même signe de la constellation du Cygne que Lohengrin ; sont-ils frères et sœur ? Quelle part de réalité et de rêve ?…

L'esthétique générale de cette production insiste lourdement sur l'austérité et la rigueur de cette société patriarcale avec, sur une table longue et montrées de face, un alignement de figures martiales en uniforme sombre, tel un conseil de guerre en effectif réduit. On distingue tout autour des groupes dont on devine qu'ils correspondent hiérarchiquement à différentes classes sociales et différents grades, depuis les militaires au premier plan jusqu'aux civils placés à l'arrière. Hommes et femmes exposent de cette société un aspect lisse et glacé, dont le monolithisme de la direction d'acteur accentue involontairement l'aspect vertical. Le bleu cobalt désigne les plus hauts gradés à qui est confié la mission d'encadrer et de guider un peuple sagement aligné sur des estrades à différentes hauteurs. Tout le monde chante droit et face au public, avec très peu de fluidité dans les déplacements et encore moins dans l'expression générale comme si les corps ne cherchaient jamais à entrer en contact ou même en conflit. Les déplacements sont invariablement cérémoniels, entre surlignage et interrogations (pourquoi plusieurs mariages par exemple ?).

Lohengrin surgit parmi cette assemblée, tel un moine soldat, vêtu de noir avec une capuche. On s'interdit de penser au retour du Jedi en nourrissant un moment l'idée qu'il s'agisse là d'une référence à la nouvelle d'Anton Tchekhov racontant la présence perturbante d'un fantomatique "Moine noir" qui hante le personnage principal au point de le faire basculer dans la folie. L'espoir est de courte durée, dès le IIe acte Lohengrin a revêtu très prosaïquement le même uniforme bleu cobalt que les officiers du roi Heinrich et il y a peu à réfléchir pour voir en lui le futur héritier et dictateur de cette communauté. Les symboles défilent et renvoient clairement à un régime autoritaire dont le premier degré assommant finit par déranger : croix celtique composée d'épées, écrasante frise antiquisante sculptée avec un Pégase géant entouré de divinités, portique aux airs d'arc de triomphe… toute une Germania figée dans le marbre avec comme mince parenthèse la scène nuptiale avec les dizaines de lumignons éclairant une chambre aux allures de naos sacré dans un temple grec.

On s'attardera un moment sur la façon dont est représentée le couple Telramund-Ortrud, frappé d'opprobre au IIe acte et cherchant dans le complot contre Lohengrin une forme de vengeance. Trois pendus évoquent la liquidation de leurs partisans, exécutés par le nouveau maître des lieux. De même, des sbires jettent des livres dans les flammes du maigre brasero censé les réchauffer – comme si l'autodafé et la succédait à la déchéance après l'humiliation vécue par Telramund dans son combat avec Lohengrin. A peine esquissée, cette thématique d'une damnatio memoriae aurait pu donner une forme d'humanité à des personnages que le livret cantonne aux rôles de "méchants". Une fois de plus, ce n'est pas le cas et cette potentielle bonne idée disparait aussitôt en laissant le spectateur naviguer à vue sur la dénonciation d'un système dictatorial. Peu importe en définitive si on ignore jusqu'au bout qui est véritablement ce "protecteur du Brabant". Vient-il pour sauver le peuple ou au contraire, le punir de son orgueil en lui infligeant le repentir et les regrets au moment de son départ ? Il repartira comme il était venu, avec un ouvrage très épais sous le bras dont aurait bien aimé connaitre la nature ou le contenu – ouvrage dont il déchirera des pages pour les distribuer au peuple en guise de "bonne parole" dans le In fernem Land

Les parallèles établis entre la société du Brabant et celle de Monsalvat filent la métaphore d'un Lohengrin fils de Parsifal (il le révèle dans le récit du Graal), occasionnant une série de scènes qui sont autant d'images mentales quand il s'agenouille devant l'épée plantée tel un crucifix sur l'autel. A cette hyper chrétienté s'oppose un monde païen, avec des rites chtoniens et une atmosphère rehaussée par des éclairages qui imposent sur toute la durée du spectacle une ambiance constamment entre chien et loup qui finit par lasser. Ortrud troque son uniforme contre une toge noire mais l'habit ne suffisant pas à faire la sorcière, on ne nous épargne rien du couteau qui triture les entrailles d'un corbeau (pour y lire l'avenir ? jeter un sort ?). Que penser du moment où l'un de ses congénères tombe des cintres (malédiction ? signe du ciel ?).

Fort heureusement, moins d'approximations dans la qualité du plateau avec la présence de valeurs sûres du chant wagnérien, entourant une prise de rôle aux allures d'événement en ce qui concerne la prestation de Michael Spyres en Lohengrin. Le ténor américain a bâti une solide réputation dans des répertoires virtuoses aussi divers que le bel canto italien et l'opéra français, développant dans le baroque avec le grand opéra romantique un superlatif de baryténor qui laisserait penser que cette voix n'a aucun obstacle. La montagne wagnérienne qui se présente devant lui n'est pas vraiment une terra incognita pour lui – ayant déjà cédé au défi hallucinant de chanter l'intégralité du deuxième acte de Tristan en version concert aux côtés d'Aušrinė Stundytė et sous la direction de Daniele Rustioni à la tête de l'orchestre de l'Opéra de Lyon en février 2022. L'expérience n'avait pas été très concluante, faisant sérieusement douter de sa capacité à aller au bout de ce pari sans se laisser dépasser par les inévitables limites d'un rôle aussi écrasant. Le projet Lohengrin s'inscrit dans une tout autre perspective ; on est là face à un personnage dont la parenté vocale est davantage celle d'un Tamino que d'un Siegfried. Sans jamais chercher à contrefaire un atavisme que sa voix ne possède pas, Michael Spyres trouve en Lohengrin des repères et une assurance qui manquait sérieusement à son Tristan. La ligne est soutenue avec une belle énergie dans les moments véhéments, sans faiblir en densité dans les nuances pianissimo d'un récit du Graal aux allures de juge de paix. La souplesse du phrasé se heurte à quelques aspérités qui rappellent à quel point l'allemand est encore exotique mais le grand regret est à chercher du côté d'une direction d'acteur qui confine trop souvent à un hiératisme qui limite audiblement l'expression et donne le sentiment d'un chant sous surveillance. N'oublions pas qu'il s'agit d'une prise de rôle doublée d'une (quasi) prise de répertoire. On a hâte d'entendre ce que cette voix hors normes offrira à Siegmund lors du prochain festival de Bayreuth.

A ses côtés, l'Elsa de Johanni van Oostrum n'est plus une inconnue. Devenue en peu de temps l'une des titulaires du rôle les plus remarquables, elle s'est produite notamment à Paris dans la production Serebrennikov et à la Bayerische Staatsoper dans celle de Kornél Mundruczó. Proportionnant avec intelligence l'ampleur de la surface vocale à l'acoustique réduite et peu résonnante de la salle, la soprano sud-africaine privilégie la qualité des nuances et de la personnalité vocale. Son Elsa rayonne d'une intensité expressive qui signe l'une des plus belles réussites de la soirée. Remplaçant au pied levé une Anaïk Morel hélas souffrante, Martina Serafin donne à Ortrud une ampleur qui refuse les détails et fonce droit, parfois jusqu'au cri. L'engagement puise dans des réserves techniques bien entamées et usant trop souvent d'aigus poitrinés qui se perdent en vitupérations. Josef Wagner est un Telramund correct de format et de couleurs, mais avec un médium assez neutre et des notes tenues trop limitées. Timo Riihonen fait entendre en Heinrich der Vogler une bonhomie appuyée sur un registre grave soutenu mais sans en accentuer le grain et la couleur. Edwin Fardini débute in loco avec un Héraut un peu en difficulté dans sa première intervention mais gagnant progressivement en tenue et en unité.

Aziz Shokhakimov fait la preuve de toutes les qualités qu'on entendait déjà dans de mémorables Oiseaux de Braunfels et Conte du Tsar Saltane de Rimsky-Korsakov. Le directeur musical de l'Orchestre philharmonique de Strasbourg donne au qualificatif d'"opéra romantique" une définition sans détours ni calcul, livrant une lecture d'une intensité qui jamais ne faiblit, malgré l'enjeu redoutable de l'écheveau choral polyphonique et la difficulté de gérer les entrées du Chœur de l'Opéra national du Rhin allié pour la circonstance aux forces de celui d'Angers Nantes Opéra. Mis à part quelques décalages et faux départs du fait d'avoir réparti dans l'espace de la salle les divers groupes de trompettes dans le III, la cohésion d'ensemble n'est pas prise en défaut. Shokhakimov soutient un propos très riche en timbres, avec une capacité de soutenir le chant en nuançant de belle manière les arrière-fonds dialogués où cordes et petite harmonie font entendre un bel équilibre.

[1] https://wanderersite.com/opera/pelleas-prisonnier-images/

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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