Siegfried et Crépuscule des dieux d’un Ring d’anthologie à Berlin

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Revenir à Berlin pour assister aux deux derniers volets de l’intégrale du Ring au Staatsoper de Berlin près de dix-huit mois après avoir vu les deux premiers et être directement pris par la magie de la musique et l’ingénieuse (mais pas invariablement réussie, nous le verrons) mise en scène de Dmitri Tcherniakov, c’est là le signe non seulement de la magie que peut exercer le théâtre musical mais aussi du fait que nous avons affaire ici à une production ambitieuse et d’une qualité vocale et musicale peu commune. 

Le début de Siegfried nous plonge dans l’appartement qui fut celui qu’occupaient Hunding et Sieglinde dans La Walkyrie, et qui accueille maintenant le rusé Mime qui désespère de parvenir à forger à nouveau la mythique épée Nothung, et son pupille Siegfried qui prend ici l’apparence d’un adolescent capricieux et boudeur, invariablement vêtu d’un survêtement de sport bleu d’une célèbre marque aux trois bandes. Inutile de dire qu’il ne manifeste aucune gratitude envers son père nourricier (dont les motifs, nous le savons, ne sont pas entièrement désintéressés). Quand apparaît Wotan -sous la forme d’un Wanderer qui n’arbore bien sûr ni bandeau ni grand chapeau- il pénètre dans le coquet appartement dont nous parlions sous les traits d’un pensionné à casquette. (Il est d’ailleurs utile de rappeler ici que dans la conception de Tcherniakov, tous les héros prennent de l’âge à mesure que le cycle avance : Mime est passablement décati et Alberich apparaîtra bientôt en vieillard étique avançant péniblement à l’aide d’un cadre de marche.) C’est là qu’à lieu la fameuse Wissenswette où Mime et Wotan se posent réciproquement trois questions en mettant leur tête en jeu. Malheureusement, ce moment hautement dramatique prend ici la forme d’un petit conciliabule dont Tcherniakov n’estime pas utile de souligner la portée dramatique, même si la réponse à la troisième question posée par Wotan et à laquelle Mime est incapable de répondre est que c’est Siegfried qui forgera l’épée et fera périr son tuteur. Comme il n’y a pas de forge chez Mime, Siegfried rassemble d’abord ses jouets en tas sur le bureau de Mime et, avant de le démolir à coups de masse, y met le feu en allumant d’abord des ours en peluches dont les flammes se communiquent aux autres jouets. On ne sait pas trop comment, mais de cet étonnant autodafé  émergera la Nothung nouvellement forgée des débris de l’originale. Ici, Wotan -dont on sent qu’il est en train de piteusement perdre le contrôle de son royaume- apparaîtra brièvement derrière une vitre.

Le décor tourne et on se trouve dans le fameux institut de psychologie expérimentale ESCHE. Après un échange entre Alberich et Wotan où ce dernier met Alberich en garde contre les manigances de Mime, Siegfried arrive devant la Neidhöhle où il tue Fafner qui ici n’a rien d’un dragon, mais se présente sous la forme d’un patient hagard amené par le personnel de l’institution en camisole de force et enchaîné avant d’être libéré pour livrer le combat dont Siegfried sortira vainqueur. L’Oiseau de la forêt -ici une charmante chercheuse en blouse blanche tenant un oiseau mécanique à la main, incarnée par l’exquise Victoria Randem- incite le héros à s’emparer de l’anneau et du Tarnhelm. Après que Siegfried aura tué Mime, l’Oiseau lui indiquera comment trouver Brünnhilde. 

C’est dans une salle de réunion de l’institut que Wotan retrouve Erda (la remarquable Anna Kissjudit, spectaculairement vieillie) autour d’un thé et lui demande de lui révéler l’avenir. Hélas, la déesse en est à présent incapable, toute sa sagesse ayant été transmise à Brünnhilde, leur fille. C’est dans une grandiose confrontation qu’Erda reproche à Wotan son comportement irréfléchi qui ne peut que précipiter la fin des dieux dont tous les espoirs reposent désormais sur le couple Brünnhilde-Siegfried. Alors que le fougueux jeune homme se dirige vers la Walkyrie -installée par Wotan dans le laboratoire du sommeil de l’institut et recouverte d’une couverture de survie argentée- il se heurte à Wotan qui le presse de questions. Dans l’affrontement qui suit, Siegfried brise le manche de la lance de Wotan. Arrivé dans la salle où se trouvent Brünnhilde et sa fidèle monture Grane (en l’occurence un petit cheval-jouet rouge), Siegfried éveille l’héroïque vierge d’un baiser et c’est un amour juvénile et spontané que chante le jeune couple.

Le parti-pris du délabrement physique, choisi par Tcherniakov comme marqueur du temps qui passe, se retrouve dans le Prologue au Crépuscule des dieux où les Nornes apparaissent comme un trio gériatrique et rhumatisant. Le héros -vêtu à présent plus correctement d’un pantalon et d’un blouson bleu ciel- quitte son douillet appartement pour se rendre l’institut ESCHE passé sous la direction des Gibichung en ayant bien soin d’emporter son cheval-jouet -cadeau de Brünnhilde- dans son petit sac de voyage. Il va retrouver Gunther, Hagen et leur soeur Gutrune dont le philtre qu’on lui fait boire -en l’occurrence un verre de mousseux partagé avec la fratrie- le rendra amoureux. Oublieux de son amour pour Brünnhilde, il s’engage à tout mettre en œuvre pour faire épouser celle-ci par Gunther pour autant qu’il obtienne la main de sa sœur.

Waltraute (interprétation poignante et pleine d’humanité de Violeta Urmana), sœur de Brünnhilde, la supplie de sauver le monde du malheur en rendant l’anneau aux filles du Rhin. Ici, à nouveau, l’approche de Tcherniakov est un peu réductrice : cette sublime musique est chantée par une Brünnhilde en peignoir blanc et une Waltraute en imper bleu apparemment engagées dans une banale conversation. Arrive Siegfried -dont Tcherniakov met toujours bien en valeur la bravoure mais aussi le côté benêt et mal dégrossi- qui, se faisant passer pour Gunther (mais il faut le savoir), lui arrache l’anneau. 

Au deuxième acte, c’est un Alberich en slip qui apparaît en rêve à Hagen (impressionnant Stephen Milling, carrure d’athlète, voix de bronze et forte présence dramatique) pour l’inciter à dérober l’anneau à Siegfried. Alors qu’on prépare les noces de Siegfried et Gutrune (charmante et sensible Mandy Friedrich) et celles de Gunther (Roman Trekel, baryton lyrique à souhait) et de l’infortunée Brünnhilde, cette dernière comprend que Siegfried -vêtu d’un assez voyant costume lie-de-vin- a été victime d’un sortilège. Hagen l’encourage à se venger. 

Au troisième acte apparaissent les Filles du Rhin qui encouragent en vain Siegfried à rendre l’anneau. Alors que ce dernier, à qui la mémoire revient, fait le récit de sa vie à Hagen, Gunther et leurs amis tous réunis pour une partie de basket dans la cour de l’institut, Hagen abat le héros d’un coup de hampe de drapeau dans le dos. Brillante trouvaille du metteur en scène, le corps du preux git à présent sur un brancard à roulettes dans l’une des salles de l’institut Esche où l’on voit par les parois vitrées tous les membres de celui-ci rejoindre la dépouille du héros alors que retentit la Marche funèbre. Erda traverse la scène d’un pas lourd, Wotan la rejoint. 

C’est un incandescent Starke Scheite schichtet mir dort qu’entonne à présent Anja Kampe, une Brünnhilde proprement exceptionnelle capable autant de puissance que de subtilité, alors qu’elle se tient devant la dépouille de son bien-aimé. Wotan la rejoint silencieusement sur scène. Comme on pouvait s’y attendre, il n’y aura pas ici de bûcher pour engloutir le couple et leur coursier, mais Brünnhilde s’allongera sur la dépouille de Siegfried couvert d’un linceul. Le décor tournant se dérobe et Brünnhilde et Erda se retrouvent debout seules sur scène face à un écran transparent où défile le texte de l’oracle d’Erda dans l’Or du Rhin

C’est ainsi que, comme le donne à penser la forme de l’anneau, la boucle est bouclée : la tragédie se termine sur la fin d’un monde qui est peut-être la naissance d’un autre.

Après cette conclusion infiniment émouvante dans son dépouillement, il convient de saluer les magnifiques prestations des chanteurs qui n’ont pas encore été mentionnés. Le Wotan de Tomasz Konieczny impressionne tant par sa magnifique voix de basse que par sa diction mordante et son incarnation autoritaire. On peut toujours rêver d’un Siegfried plus idéalement belcantiste qu’Andreas Schager, mais personne ne lui est aujourd’hui supérieur dans ce répertoire qu’il incarne avec une phénoménale santé vocale et une subtilité dans l’interprétation plus grande qu’il ne paraît de prime abord, passant d’un Siegfried un peu simplet au personnage nettement plus complexe qu’il incarne dans le Crépuscule des dieux. L’Alberich manipulateur et retors de Johannes Martin Kränze est splendide, tout comme l’est le Mime chafouin et intrigant de Stephan Rügamer, véritable ténor de caractère. Les Filles du Rhin et les Nornes sont excellentes, tout comme le choeur, très à son affaire

Mais il convient de louer par-dessus tout la fabuleuse prestation de l’orchestre maison, la Staatskapelle Berlin et de leur chef invité Philippe Jordan. Si le chef suisse paraît un peu réservé par moments dans Siegfried, le Crépuscule est une réussite de bout en bout, porté par un chef aussi fin connaisseur de la partition que capable de motiver ses troupes à faire de leur considérable mieux tant dans la délicatesse que dans l’incandescence. L’ovation que reçurent de la part d’une salle enthousiaste l’orchestre et le chef venus saluer sur la scène était cent fois méritée.

Berlin, Staatsoper Unter den Linden, les 30 mars et 1er avril 2024.

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