Negar de Keyvan Chamirani et Marie-Eve Signeyrole © Marc Ginot

Negar, métissages dramaturgiques et musicaux à Montpellier

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Créé en 2022 à Berlin au Deutsche Oper, et donné en première française le 5 avril 2024 à l’Opéra national de Montpellier, Negar de Keyvan Chemirani chante les aspirations de la jeunesse iranienne dans un format original de théâtre musical, un conte documentaire qui métisse les langues et les genres musicaux. Le dispositif imaginé par Marie-Eve Signeyrole plonge le spectateur dans le drame, à la façon d’un témoin qui n’en ressort pas indemne.

L’Opéra national de Montpellier a accompagné Marie-Eve Signeyrole depuis ses débuts de metteure en scène – avec Opéra Junior en 2012 et deux ans plus tard pour un Eugène Onéguine témoignant d’un foisonnement d’idées qui ne l’a jamais quitté depuis pour renouveler – et élargir – l’approche du spectacle lyrique. La forme nouvelle de théâtre musical qu’elle créée avec Keyvan Chemirani pour Negar le confirme. Coproduit avec le Deutsche Oper de Berlin où il fut créé en 2022, ce conte documentaire, pour reprendre les mots de ses auteurs, va, au travers de Negar, sa famille et le triangle amoureux où elle est prise, à la rencontre d’une jeunesse iranienne davantage éprise de liberté que d’exil dans un pays que la nouvelle génération aimerait affranchir de la chape de plomb du régime théocratique.

Negar de Keyvan Chamirani et Marie-Eve Signeyrole © Marc Ginot

La réinvention des codes de l’opéra s’affirme dès le choix de la disposition scénique, dessinée par le fidèle comparse Fabien Teigné. Des gradins sur le plateau mettent le public en situation de témoignage immédiat, renforcée par l’usage de la vidéo réalisée par Julien Gassot et diffusée sur deux écrans grand format au-dessus de chacune des deux tribunes de spectateurs, fonctionnant – selon un procédé désormais éprouvé mais calibré ici avec une évidente justesse dramaturgique – comme une lentille grossissant ce qui se passe en temps réel, à la croisée du théâtre et du cinéma, et qui fait également basculer l’histoire : les vidéos d’Aziz vont précipiter le drame, avec l’arrestation de celui-ci et de Shirin, l’amante de sa sœur qu’il a filmée dans ses ébats saphiques et dont il était jaloux. La proximité de l’image, qui double celle de l’action dramatique, dissout la distance avec la violence de la torture.

Negar de Keyvan Chamirani et Marie-Eve Signeyrole © Marc Ginot

Cette immersion dans les désirs et les frustrations d’une fratrie donne, par le prisme d’une fiction habillée avec les costumes de Yashi, une incarnation et une profondeur psychologiques à la documentation des rêves et des contradictions de la jeunesse d’Iran aujourd’hui, et dépasse la surface du plaidoyer. Cette dimension participative – qui s’inscrit dans une réflexion au long cours de Marie-Eve Signeyrole sur des formes de théâtre musical interrogeant de manière iconoclaste et sensible notre rapport au monde contemporain, et dont La Soupe pop, à Montpellier, constituait déjà un avatar – se traduit ici dans l’effacement de la frontière entre le réel ordinaire et le début du spectacle, avec l’entrée du public pendant un numéro chanté de Negar qui retrouve son amie Shirin, de retour parmi ses amis d’enfance après être partie de longues années à l’étranger. Cette ambiguïté entre le temps du drame et celui du spectateur se retrouve dans une conclusion ouverte sur la fuite de Negar, sous les lumières tamisées de Sascha Zauner.

Negar de Keyvan Chamirani et Marie-Eve Signeyrole © Marc Ginot

Cette porosité dramaturgique se retrouve dans la partition de Keyvan Chemirani, véritable métissage de traditions persanes, avec toute une palette d’instruments, à l’exemple du zarb et des autres percussions dont joue le compositeur lui-même, d’écriture occidentale – on reconnaît parfois des figures contrapuntiques baroques – et d’inserts pop au diapason de la mise en scène. Dans une authentique veine de théâtre musical, l’écriture porte l’empreinte d’un sens de l’efficacité du plateau. Plus que certains effets passagers de nappage un peu symphonique par le quatuor à cordes, les couleurs et les rythmes orientaux développent un imaginaire qui fait revivre le pittoresque dans l’urgence contemporaine. Les hybridations de la dizaine de pupitres sont coordonnées par Sonia Ben-Santamaria.

Negar de Keyvan Chamirani et Marie-Eve Signeyrole © Marc Ginot

La facture vocale révèle une même maîtrise des différents techniques, qui, par moments se confondent en une expression et un langage communs. Les mélismes de Negar chantés par Aida Nosrat prennent à l’occasion une ampleur toute opératique. En Shirin, Katarina Bradic se distingue par un mezzo charnu et sensible qui dévoile dans la voix même l’occidentalisation d’une femme marquée cependant par les saveurs de ses racines. La déclamation de Julian Arsenault condense l’énergie parfois impulsive d’Aziz et les émotions qui le tiraillent avec une ligne qui, comme le personnage, ne peut pas toujours se domestiquer jusqu’au chant. La brutalité des forces de l’ordre est incarnée par Arianna Manganello, Matthew Cossack et Leander Carlier – lequel apparaît également en Amir Hossein, le frère moins téméraire. Il y aurait encore bien à dire sur Negar : c’est l’une des vertus d’un tel projet que de susciter les échanges et les débats – un signe que, dans ses renouvellements, le genre lyrique n’est pas embaumé dans ses carcans. Negar est aussi un hymne à la liberté esthétique.

Gilles Charlassier

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