Un Couronnement de Poppée au cœur de l’Italie fasciste selon Christoph Marthaler au Theater Basel

Xl_tb_poppea_hp2ringo_hoehn-061_0 © Ingo Höhn

Les spectacles de Christoph Marthaler à l’opéra sont rares, loin des stakhanovistes du lyrique façon Warlikowski ou Tcherniakov ; ils ne sont pas tous exceptionnels, mais ils ne sont jamais inutiles. Ce Couronnement de Poppée n’a pas la force de ses grands spectacles des années 2010, Lulu à Hambourg (non filmé) et Les Contes d’Hoffmann à Madrid et Stuttgart (DVD paru chez Bel Air), entre spectacles lyriques et installation de plasticien. Ici, l’action est ancrée dans les années 1930, celles du fascisme triomphant en Italie, et le décor d’Anna Viebrock s’inspire de la Casa del Fascio de Côme, exemple cardinal des idées architecturales des nouveaux maîtres de l’Italie ; Marthaler a rajouté un personnage, celui d’Edda, nommée d’après la fille de Mussolini, et les chemises noires sont abondamment présentes sur scène. Mise en scène politique donc, mais pas du tout passéiste : la référence n’est ni une fin en soi, ni le prétexte à une reconstitution, mais le creuset d’une réflexion très actuelle sur les vapeurs méphitiques du pouvoir, de ceux qui le détiennent comme de ceux qui le convoitent.

Le spectacle, à vrai dire, met du temps à construire son sens : la mort de Sénèque est le premier moment où le vertige politique commence à faire effet ; elle est décrite comme un assassinat politique. La coupable en est sans aucun doute possible Edda, mais elle fait peser sur l’ensemble des autres personnages le poids de la faute. Sa voix martiale, sa rhétorique glaçante, en italien dans le texte, font penser directement à une autre voix féminine, celle qui est aujourd’hui à la tête de l’Italie, et ce n’est pas un hasard.


L'incoronazione di Poppea - Theater Basel (2024) (c) Ingo Höhn

La partition est comme souvent chez Marthaler sévèrement remodelée : pas de prologue, pas de duo Damigella-Valletto, mais le madrigal Hor che il cielo e la terra, un air renaissance chanté par… le chef sorti pour l’occasion de la fosse, et surtout un très insolite Lied de Schoenberg, Herzgewächse,chanté par Poppea au terme de son parcours qui l’amène seule au sommet du pouvoir – avec un instrumentarium adapté à l’effectif présent en fosse, luth et cornets inclus. Le poème de Maeterlinck mis en musique par Schönberg est plein d’une sensualité épuisée, décadente, qui dans ce contexte ne laisse aucune illusion sur la force des sentiments qui habitent Poppea : après le duo final qui l’unit à Nerone, elle n’aura pas de mal à s’en débarrasser et à quitter le plateau avec Edda, main dans la main : ce pouvoir-là a beau être séduisant, sa nature est aussi impitoyable que celui franchement totalitaire que représente Edda.

Dans la distribution, il faut compter sans Ottone : l’annonce n’en est faite qu’après l’entracte, mais Owen Willets est audiblement indisposé dès le début du spectacle. En matière de contre-ténors, on est du moins comblés avec Jake Arditti, qui chante Nerone avec verve, grâce à un timbre généreux et à une musicalité sans faille : toute l’arrogance, toute l’élégance glacée du parfait agent du système totalitaire, même si la fin du spectacle ne lui est pas favorable. Sa Poppée est Kerstin Avemo, impénétrable, d’une indéniable séduction vocale, mais sans surcharge sensuelle : elle sait sans doute qu’elle a partie gagnée, elle mène son jeu jusqu’à son terme sans trembler.

La conscience morale de l’œuvre et du spectacle, Sénèque, est chanté par Andrew Murphy, avec un baryton plus léger que les voix profondes fréquentes dans ce rôle ; le fin musicien qu’est toujours Marthaler en tire parti pour construire un personnage en retrait, observateur sans illusion sur sa capacité à peser sur le cours des choses.


L'incoronazione di Poppea - Theater Basel (2024) (c) Ingo Höhn

Le reste de la distribution met à l’honneur quelques espoirs du chant qui s’y montrent fort à leur aise : Álfheiður Erla Guðmundsdóttir vient d’être sélectionnée par le programme Rising Talents des salles de concert européennes, et sa Drusilla vive, franche et juvénile est d’une grande séduction ; Stuart Jackson, lui, met son imposante stature au service de la nourrice Arnalta, et si l’humour de son dernier monologue est fort efficace, il offre aussi au public un moment de grâce dans la berceuse Oblivion soave. Le comique est aussi présent avec l’autre nourrice de la pièce, chantée et surtout parlée par Graham Valentine, l’un des acteurs fétiches de Marthaler, qui joue parfaitement son rôle de contrepoint ironique aux affrontements des maîtres du monde.

Outre l’actrice Liliana Benini qui joue la glaçante Edda, les familiers de Marthaler sont représentés aussi par Rosemary Hardy, qui chante ce qui reste des rôles du Valet et de l’Amour, en un seul personnage trouble, rival(e) d’Edda et pas meilleure qu’elle – le totalitarisme n’est pas qu’un leader, c’est aussi toute une société pour construire un univers mental commun.

Ottavia, elle aussi, est une habituée des spectacles de Marthaler, mais c’est aussi un des plus grands noms du répertoire baroque : Anne-Sofie von Otter ne campe pas une patricienne à la fierté insubmersible, sa défaite face aux nouveaux pouvoirs est sans appel, effrayante, dégradante. Sa voix, elle, n’est pas en déroute, bien au contraire : son Ottavia est véritablement chanté, avec un timbre à peine entamé, toujours éminemment reconnaissable.

Il faut noter que cette représentation, une des dernières de la saison, est presque complète, ce qui n’est pas si fréquent à Bâle où les finances permettent de proposer de nombreuses représentations de chaque spectacle au lieu de jouer la pénurie comme trop souvent en France : il y a eu un vrai engouement de la part du public, et le bouche à oreille a fait son office. Les curieux ne sont visiblement pas déçus, à en juger par le triomphe qui accueille la fin du spectacle.

Dominique Adrian
Theater Basel, 28 avril 2024

Claudio Monteverdi, L'Incoronazione di Poppea (Le Couronnement de Poppée), opéra en trois actes sur un livret de Gianfranco Busenello.

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