Mort deux ans plus tôt dans la fleur de l’âge après avoir délivré son pays de la tyrannie, un héros erre dans les limbes sans trouver le repos. Vérité, déesse régnant sur l’au-delà, accepte alors de renvoyer sur Terre cet idéaliste qui croit encore à la fidélité de sa femme, de son ami, de son peuple… Il en reviendra purifié par les désillusions !

Opéra mystique, connu d’un nombre restreint d’initiés et dont le nom se colporte de bouche à oreille, Guercœur d’Albéric Magnard aura connu, à l’instar du personnage éponyme, deux morts : la première en 1914, lorsque le matériel d’orchestre des actes I et III brûla avec le manoir du compositeur ; la seconde après la création posthume de 1931, à l’Opéra de Paris, qui restera sans suite. Deux résurrections également : d’abord quand le fidèle ami et créateur du troisième acte, Guy Ropartz, acheva de réorchestrer les deux volets manquants, sur la base de sa mémoire et d’une partition piano/chant ; puis en 1986, avec le légendaire enregistrement de Michel Plasson à Toulouse.

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Guercœur à l'Opéra national du Rhin
© Klara Beck

En 2019 toutefois, une maison d’opéra germanique (joli pied de nez de l’histoire puisque ce sont les Allemands qui fauchèrent Magnard et son œuvre), celle d’Osnabrück, mit sur pied six représentations, extirpant ainsi le chef-d’œuvre du purgatoire. C’est probablement ce qui a inspiré l’audacieux Opéra national du Rhin, qui fait le pari de monter la première production française depuis l’unique tentative de la Grande Boutique, il y a près d’un siècle. Dans le sérail, c’est un petit évènement dont on attend beaucoup.

Musicalement d’abord, car Magnard, en grand symphoniste et bon wagnéromane, n’a pas négligé sa partition : leitmotive, flux continu, refus de l’anecdote, tout rappelle le maître de Bayreuth ; si ce n’est pas le premier ouvrage à assumer cette influence, c’est certainement le plus convaincant en la matière. À la baguette, Ingo Metzmacher se fait vif, net, transparent, sans pour autant expédier les indispensables progressions dramatiques : alors que les éthers célestes du premier acte diffusent une lumière diaphane mais distante, le deuxième – le seul à se dérouler parmi les hommes et leurs turpitudes – révèle au mieux l’urgence délétère et conflictuelle des déboires de Guercœur. Mais c’est dans le dernier, de retour au firmament, qu’au gré de multiples et sublimes intermèdes musicaux, le chef trouve la voie de l’incandescence. Il faudra aussi attendre ce troisième acte pour que les musiciens de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, avant cela approximatifs et engourdis, regardent dans la même direction pour extraire de l’œuvre toute son expressivité contemplative.

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Guercœur à l'Opéra national du Rhin
© Klara Beck

Côté vocal, les quelques inégalités de la distribution se font oublier au profit de sa francophonie assumée – rendant fluide le livret du compositeur – et de convaincantes prises de rôle, à commencer par celles du triangle amoureux. Dans le rôle-titre, Stéphane Degout enchante par son incarnation concentrée et introvertie (son personnage l’exige), mais surtout par ses qualités vocales. Puissance de l’émission, richesse du timbre, élégance de la diction, le baryton est confondant d’aisance pour cette première où la voix, surtout, répond aux exigences dramatiques : heurtée par l’impatience de quitter le ciel du premier acte ; imperturbable, apaisée et sereine dans le repos éternel du troisième ; elle se laissera, entre les deux, aller aux passions terrestres suscitées par les multiples trahisons.

Ce deuxième acte, dans lequel se situe l’essentiel de l’action, est donc l’occasion pour Guercœur de se mesurer aux vicissitudes de l’existence et pour Antoinette Dennefeld au rôle complexe de Giselle, qui promit (hélas !) fidélité au héros qu’elle croit mort. Scéniquement affirmée, la mezzo passe pourtant à côté du naturel de son personnage, notamment lorsqu’enlacée à Heurtal, les remords du parjure la réfrènent ; la voix, en revanche, est nettement moins figée et convainc tant par la volupté idéale du timbre que par sa candeur : décidément, le spectateur ne sait que penser de ce personnage en quête de pardon, tant il mêle des sentiments contraires. En face, Julien Henric campe un Heurtal lui aussi un peu endimanché mais vocalement plus souple : trahissant les vestiges de sensibilité chez l’ancien disciple de Guercœur, la rudesse de l’expression ne refoulera pas quelques rondes inflexions.

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Guercœur à l'Opéra national du Rhin
© Klara Beck

Au sommet du panthéon laïc, dans les deux actes célestes, trône la déesse Vérité de Catherine Hunold : si des aigus difficiles et une puissance fragile desservent l’extatique profession de foi du troisième acte, la soprano wagnérienne sait habilement se tirer d’affaire pour régner avec autorité sur ses divines comparses – Beauté, Bonté et Souffrance, ces deux dernières étant incarnées avec soin par le tendre mezzo d’Eugénie Joneau et le funeste contralto d’Adriana Bignagni Lesca. Quel charme se dégagera de leur envoûtant quatuor ! On ne saurait enfin trop louer le Chœur de l’OnR, parfait de mise en place dans ses nombreuses polyphonies.

Côté mise en scène, la production de Christof Loy et ses décors dépouillés laissent au mieux indifférent : les mouvements sont téléphonés, la métaphysique inexploitée et l’esthétique (belle ou laide, qu’importe) impersonnelle. Si la correspondance des leitmotive entre la fosse et la scène est intéressante, on aurait préféré une proposition moins tiède et plus inspirée pour rendre éclatantes la poésie, la symbolique et la spiritualité du chef-d’œuvre, restées ce soir embryonnaires.


Le déplacement d'Erwan a été pris en charge par l'Opéra national du Rhin.

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