Deuxième Tour d’Écrou à La Monnaie
Cet opéra repose tout d’abord sur le livret de Myfanwy Piper, d'après une histoire d’Henry James. L’intrigue est simple et redoutable d’efficacité : une jeune gouvernante est invitée par un oncle débordé pour veiller sur ses deux neveux au sein d’une maison à l’ambiance sombre, voire hantée. L’histoire bien connue a été également reprise au cœur de l’intrigue du film The Innocents de Jack Clayton (1961) ou encore récemment The Haunting of Bly Manor, série d’épouvante diffusée en streaming pendant le confinement. Les références sont nombreuses et la scène rend aussi hommage au format du cinéma, en respectant une découpe en 16/9ème.
Personnage à part entière, le manoir Bly, sombre et silencieux étonne alors d’autant par ses proportions gigantesques : grandes portes et vastes armoires, tout semble avoir été pensé pour rendre le format du lieu comme perçu à travers les yeux des deux enfants. Véritable dédale, ses murs sont mouvants et écrasent insidieusement les personnages, placés dans une réalité désarticulée, la notion du temps presque effacée.
Huis-clos sombre et effrayant, l’espace scénique rappelle les intérieurs gris et silencieux du peintre danois Vilhelm Hammershøi mêlés à l’ambiance sombre des films noirs. Les clins d’œil artistiques sont nombreux, partagés entre les représentations mystérieuses à la Balthus, les compositions aux teintes anthracites de Vermeer et les personnages masqués du peintre belge Michaël Borremans. Monde d’innocence bafouée par la présence de fantômes et d’adultes cruels, l’horreur rejoint le quotidien des deux enfants.
Accompagné par une gouvernante dont le public ne connaîtra jamais le nom, le mystère est complet, acide. Le fantôme de Peter Quint marque son rôle par une cruauté édifiante. Tenant le jeune Miles sous sa coupe, il perpétue des gestes de violence inouïe, allant jusqu’à cacher des pommes pré-mâchées (le pommier, fruit du péché originel, est appelé “Malus communis” signe du mal) dans la bouche du jeune enfant terrorisé. Montrant un réalisme propre au genre du cinéma, la scène s’hybride progressivement, quittant les codes du théâtre pour rejoindre une forme de voyeurisme télévisuel. Renvoyé à sa passivité, le public souffre pour les deux enfants, le dos tendu et les mains moites. Seule figure lumineuse de l’opus, la gouvernante fait front, entourée d’ombres et figurants sans âme. Un doute persiste durant cette histoire Victorienne : les fantômes existent-ils ou bien la gouvernante est-elle atteinte de paranoïa ? Entre film d’horreur et confession freudienne, l’étau se resserre sur scène, le huis-clos comme espace mental de suffocation.
Au service de l’indicible stress qui s’immisce, la musique n’est pas en reste. L’orchestre en fosse sous la direction de Antonio Méndez tient la nervosité avec une grande finesse. Les violons tirés et les percussions font honneur au genre du thriller, avec la finesse de note comme vibration. La partition repose sur une économie de moyens et une radicalité que l’orchestre tient en marathon. Les riches échelles sonores traduisent le surnaturel, rejoignent l’étrangeté du monde des morts.
Sally Matthews incarne la gouvernante avec une très grande humanité, la soprano rendant justice au rôle "anonyme" en lui conférant une élégance qui rehausse sa condition et une belle expression tragique. La voix haut placée tient de clarté en contrepoint de graves profonds et soufflés.
Ed Lyon ouvre le bal des morts avec une voix déclamée pour le prologue. Narratif, austère et pointu, le ténor à la prosodie typiquement anglaise découle en volupté.
Carole Wilson figure une Mrs Grose attachante et protectrice. Placée en hauteur, la voix de la mezzo-soprano est marquée, légèrement sévère et piquée. La voix d’âge, fidèle au rôle est teintée d’une légère acidité, renforcement d’une expressivité qui contrebalance la froideur de la mise en scène.
À l'origine conçus comme silencieux par Henry James, les deux fantômes trouvent une expression vocale dans l'adaptation opératique de Benjamin Britten. Cette inclusion, teintée de réalisme, conforte les visions de la gouvernante, accordant ainsi une légitimité à ses perceptions. Les personnages éthérés, incarnés par Julian Hubbard (Peter Quint) et Allison Cook (Miss Jessel), évoluent entre le tangible et le spectral, suscitant des interrogations sur la véracité de leur présence.
Julian Hubbard incarne le vice avec une précision redoutable. Puissant et acerbe, le ténor se fait effrayant de geste et pourtant raffiné de voix, le personnage s’imposant ainsi en dualité, partagé entre séduction et répulsion.
Plus en retrait, Allison Cook incarne une Miss Jessel à la prosodie très précise et raffinée. Les roulés côtoient les aigus tout en élégance. Longue et effilée d’allure, la voix est tirée vers les espaces aériens, sans difficulté.
Personnages centraux de l’opus, les rôles des enfants sont partagés entre la jeune Flora figurée par Katharina Bierweiler et Miles, ici dédoublé car le jeune Samuel Brasseur Kulk ayant mué entre-temps, Noah Vanmeerhaeghe lui apporte ses aigus. Figures d’innocence, les voix demeurent ainsi éthérées, contrebalançant la noirceur de l’histoire.
Miles se retrouve ainsi partagé, tiraillé entre sa vision enfantine et adolescente, comme entre passé et vitalité, mais toujours d’une grande qualité de jeu et de voix. La jeune Flora réussit à s’imposer avec une voix puissante oscillant entre des passages de grande limpidité éthérée et une gravité chaude et sombre. Généreuse et expressive, la liberté de voix s’aligne avec celle du jeu, témoignant d’une grande maturité scénique pour la jeune chanteuse.
Malgré une mise en scène glaciale et redoutable, l’accueil du public aura su être chaleureux pour The Turn of the Screw.