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ENTRETIENS 19 avril 2024

Sandrine Anglade,
Wozzeck et le temps

Elle vient du théâtre et n'a jamais voulu séparer son intérêt pour le texte parlé et la mise en scène d'opéra. Son Wozzeck à l’Opéra de Dijon est l'occasion de découvrir ce monument de la musique du XXe siècle revu et corrigé par une approche résolument sensible et moderne. Rencontre avec la metteur en scène Sandrine Anglade.
 

Le 05/05/2015
Propos recueillis par David VERDIER
 



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  • Votre première mise en scène d'opĂ©ra remonte au Viol de Lucrèce Ă  Nantes en 1999. Comment avez-vous Ă©tĂ© attirĂ©e par l'opĂ©ra ?

    J'ai suivi un double parcours universitaire qui m'a conduit à mener de front un cursus de lettres supérieurs et un doctorat avec une thèse autour de la critique dramatique. Par la suite, je me suis inscrite à l'Institut d'études théâtrales à la Sorbonne. À titre personnel, j'ai pratiqué le piano et le violoncelle mais personne dans ma famille ne travaille dans la musique.

    Par hasard, j'ai fait la rencontre d'Andrei Serban en 1995 alors qu'il montait Lucia di Lammermoor à la Bastille avec June Anderson et Roberto Alagna. J'ai travaillé comme assistante auprès de lui pendant quatre ans et puis comme stagiaire et assistante à la Comédie Française. Le directeur de l'opéra de Nantes, Philippe Godefroid, cherchait de nouveaux metteurs en scène. C'est comme ça que j'ai pu monter le Viol de Lucrèce. Par hasard, Didier Fouquet était dans la salle et m'a proposé de mettre en scène Roméo et Juliette de Gounod à Bordeaux.

     

    Pourquoi avoir créé votre propre compagnie ?

    J'ai toujours tenu à garder cette double casquette théâtre et opéra. Quand un directeur d'opéra m'appelle, je me sens indépendante mais le projet dépend de nombreux partenaires. Avec ma compagnie, j'interviens exclusivement dans le domaine théâtral et cela me permet de réaliser des projets pluriels, autour de la notion de geste et de musique. Créer ma compagnie m'a permis de répondre à des désirs artistiques et ça me plaît beaucoup d'évoluer en toute liberté. Je choisis mes projets et je les mets en œuvre économiquement, artistiquement.

     

    Vous manifestez dans votre travail une attention très grande Ă  la mixitĂ© des genres, comme par exemple le Cid de Corneille avec un percussionniste qui se mĂŞle aux acteurs ou le projet de combiner la musique pop et le texte de l'HĂ©ritier du village de Marivaux. Cette approche est Ă©videmment plus difficile Ă  l'opĂ©ra ?

    C'est une question de d'influence mutuelle. À l'opéra, on a beaucoup à apprendre car le temps est écrit dans la musique alors qu'au théâtre, le temps est à écrire et il faut sans cesse essayer de trouver la musique sous-jacente au texte. Les artistes et les contraintes du chant sont très différentes. Un chanteur n'est pas acteur comme un acteur est acteur. L'alexandrin a une mélodie contrainte à l'intérieur des vers. Chez Corneille, j'ai voulu rendre compte de l'explosion des sentiments avec les interventions de la batterie. Ses interventions m'ont permis de faire entendre les silences entre les vers.

     

    Est-il faux de dire que vous avez une approche musicale du théâtre et que vous percevez l'opéra avant tout comme du théâtre chanté ?

    Je me sens très proche de la notion de chemins de traverse. L'opéra croit encore à des choses que le théâtre n'ose plus faire. Dans l'opéra baroque par exemple, on fait chanter la nuit… ce qui est impensable au théâtre. On a à l'opéra cette forme de déviance qui exprime le moment où le monde se tord et va vers l'ailleurs.

     

    Comment est intervenu le projet de mettre en scène la musique parlée-chantée de Wozzeck ?

    C'est Laurent Joyeux qui m'a proposé ce projet. Au départ, j'étais très intimidée et j'ai très vite trouvé l'angle de lecture qui me fascinait le plus. C'est ainsi que la question du temps m'est apparue comme une évidence. Le Capitaine s'inquiète de la fuite du temps, le Médecin qui cherche l'immortalité, le Tambour-major qui prend tout son temps. Ma mise en scène joue sur l'aspect systématique : on entre à jardin et on sort à cour. Le dispositif des façades exprime cette notion du temps inéluctable : elles se croisent, s'expandent et ne reviennent jamais en arrière, jusqu'à cette dernière scène qui montre la solitude de l'enfant face au monde. J'utilise des panneaux de méthacrylate ; cette matière permet, quand on l'éclaire, de devenir aussi trouble et ondoyante que de l'eau.

    D'autre part, la verticalité renvoie à l'image des portées musicales sur une partition. En tant que fille et petite fille de psychiatre, je croyais au départ que Wozzeck était schizophrène mais en fait, je le vois plutôt comme un voyant. Il a une manière unique de capter le monde et ma scénographie reflète à la fois le temps qui se déroule dans l'épanchement de la vie intérieure de ce personnage. L'agitation intérieure s'étend à tout le plateau et l'espace s'enfle au fur et à mesure que le désordre envahit la tête de Wozzeck. Je suis intéressée par l'aspect social mais aussi par l'espace mental. J'ai voulu mettre en scène la façon dont le monde peut sembler étrange pour celui qui sait le regarder intensément comme le fait Wozzeck.

     

    Vous dites de lui qu'il est désadapté du réel.

    Oui, je pense qu'il est désadapté de notre réel. Il ne sait pas se saisir du monde et créer des interactions, résoudre des conflits et des relations de pouvoir. Wozzeck est un pauvre gars qui n'a pas forcément les concepts pour décrire la complexité de sa pensée. Par exemple, lorsque le docteur s'exprime dans cette sorte de logorrhée, Wozzeck essaie de rentrer dans son jeu mais il finit par échouer. Il y a chez lui une amplification sans limite de la sensibilité. Un coucher de soleil devient littéralement un brasier, à l'image de la destruction de Sodome et Gomorrhe. Il ne faut surtout pas le jouer comme un fou – je pense au contraire qu'il a une extrême acuité au monde.

     

    Le meurtre de Marie serait donc un meurtre sans coupable puisque la responsabilité sociale s'exprime à travers le geste de Wozzeck ?

    Cet homme possède en lui une sorte d'abîme intérieur. J'ai imaginé que l'enfant qu'il a eu avec Marie est arrivé un peu par accident et qu'il a pris la décision malgré tout d'entretenir cette femme et cet enfant. Wozzeck n'a plus de temps pour lui. Même au moment du repas, il mange ce que lui donne le docteur. Il y a chez lui une forme de compression intérieure, de rétrécissement. Et ce rétrécissement rencontre une pensée qui avance comme un fleuve immense. Cette femme avec qui il n'a plus de relation intime devient une espèce d'obsession, de désir absolu, et la scène du Tambour-major est l'étincelle qui met le feu aux poudres.

     

    À cette dimension tragique se noue également une dimension comique ?

    Büchner et Berg se sont emparés des schémas de la Commedia dell’Arte. Prenez la scène du docteur, vous y trouvez pas moins de vingt-et-une variations de caractère. Je retrouve exactement les mêmes choses que dans le théâtre de Gozzi ou de Goldoni, ce théâtre masqué, avec ces virages d'humeur et cette formidable dextérité jubilatoire qui fait la signature de la farce. Berg utilise les mêmes ressorts avec une musique très savante. C'est une ambiance à la fois sordide et géniale, on rit mais le cynisme est toujours là. J'ai beaucoup travaillé la question du corps et de l'espace, les contrastes des regards. Ce qui me fascine, c'est que l'histoire d'un meurtrier parvienne à nous toucher jusqu'aux tréfonds de notre propre humanité.

     

    Avez-vous ressenti une difficulté particulière à travailler pour la première fois à partir d'un livret en allemand ?

    Avec des compositeurs comme Rossini par exemple, il est quasiment impossible de ne pas mettre en scène la langue. Je comprends la syntaxe allemande mais je ne suis pas Ă  proprement parler bilingue. Je dirige toujours avec la partition car Berg est extrĂŞmement Ă©crit. Je n’arrivais pas au dĂ©but Ă  me mettre cette musique en tĂŞte et aujourd’hui, je la connais pratiquement par cĹ“ur. C’est vraiment du théâtre. Je suis fascinĂ©e par toutes les didascalies ajoutĂ©es par Berg. Dans la scène du capitaine par exemple, il y a une vingtaine d’annotations : « soudain Ă©mu, se laissant aller, faisant un bond, se relevant Â». La musique suit le fil intĂ©rieur du personnage, il est impossible d'imaginer ce personnage en dehors de la langue allemande. Je prends en compte cet allemand, souvent archaĂŻque d'ailleurs, dans la manière dont je construis le personnage.

     

    Vous avez un projet assez étonnant intitulé Le monde à moitié, basé sur le mal entendre. Pouvez-vous nous en parler ?

    Pour l'instant, c'est assez compliqué de trouver un financement qui me permettrait de mener ce projet à terme. J'ai moi-même un problème d'audition et j'ai dû être opérée. Pendant plusieurs jours, je me suis retrouvée sourde et j'ai découvert les modifications que cela entraînait sur le rapport aux autres et à la musique. Que devient le monde qui nous entoure si l'on entend moins bien ? Je voudrais m'intéresser à ce moment de bascule, cette fracture sociale qui fait que je deviens autre, que je crée mon propre monde.




    À voir :
    Wozzeck de Berg, mise en scène : Sandrine Anglade, direction : Emilio Pomarico, Opéra de Dijon, 6, 8 et 10 mai.

     

    Le 05/05/2015
    David VERDIER


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