Peter de Caluwe : « Notre métier est la création : nous allons nous adapter »
Peter de Caluwe, vous avez dû annuler la fin de votre saison en raison de l’épidémie de Covid-19 : serez-vous en mesure de présenter au public les nouvelles productions qui n’ont pu être jouées ?
Pour moi, la sécurité de mon personnel et des artistes était bien plus importante que les enjeux économiques. Au moment où nous avons pris la décision d’annuler les spectacles, nous étions au milieu de notre trilogie Mozart-da Ponte : nous avions fait 50% des représentations. Nous avions commencé les répétitions de La Dame de Pique. Bien sûr, la production du Chevalier à la rose était déjà largement préparée et les décors étaient en construction. Pour protéger ces investissements économiques et ces travaux de création artistique, nous avons décidé de reprendre la trilogie d’ici 2024, la Dame de pique ouvrira la saison 2022/2023, et, grâce à l’aide de nos coproducteurs chez qui se fera le travail de création, nous pourrons présenter le Chevalier à la rose à l’automne 2022.
Quelle a été votre politique concernant le paiement des cachets des artistes engagés sur ces productions ?
Le plus important pour nous a été de garder les contrats en les reportant sur d’autres saisons afin que l’investissement et le gain pour l’artiste ne soit pas perdu : ils recevront les mêmes cachets pour le même nombre de spectacles, dans deux ans. Bien sûr, ils perdent de l’argent maintenant, c’est pourquoi nous avons souhaité les dédommager dans la mesure de nos moyens. Les décisions ont été prises au cas par cas, en regardant notamment si les artistes étaient déjà sur place ou non. Dans l’idéal, nous aimerions dédommager jusqu’à 20% du contrat. La relation avec les artistes est primordiale pour nous. Notre métier n’existe pas sans eux, et eux ne peuvent pas fonctionner sans nous. Bien sûr, nous aurions aimé faire plus pour les artistes freelance.
Pourquoi cela n’a-t-il pas été possible ?
Notre problème est que l’Etat fédéral belge ne nous permet pas d’utiliser le principe du chômage temporaire ou du chômage technique. Notre secteur, hélas, n’est pas considéré comme un secteur essentiel, ce dont on pourrait bien sûr débattre longuement. C’est étrange car toutes les autres institutions et entreprises bénéficient de ce soutien. Par exemple, les institutions déléguées aux communautés, comme l’Opéra de Wallonie ou l’Opéra de Flandre dépendent de leurs communautés respectives et bénéficient de ce dispositif. Evidemment, cela nous aiderait considérablement car nos coûts salariaux sont de 1,8 Million d'euros par mois : si 70% de ces coûts étaient pris en charge par ce dispositif qui a été créé pour servir dans ce type de situation, cela nous donnerait des moyens pour investir dans des projets, des productions et aider les artistes qui n’ont pas de revenus. Notre philosophie veut que nous aidions les artistes, mais nous sommes limités dans nos moyens d’action.
Nous sommes en train de rembourser tous les billets des spectacles de cette fin de saison et nous ne bénéficierons pas non plus du « tax shelter » [dispositif fiscal belge encourageant le mécénat, ndlr], qui est subordonné au fait que le spectacle soit joué. C’est une perte considérable. Heureusement, nous bénéficions du soutien de nos spectateurs, dont certains n’ont pas demandé le remboursement de leurs places. Nous bénéficions également d’un grand engouement pour les abonnements : à ce jour (mi-mai), nous sommes déjà à 52% de vente, ce qui est un très bon chiffre vu la situation.
Les subventions représentent 70% de vos revenus et vous restent acquises : cela ne vous assure-t-il pas une capacité financière suffisante ?
83% de notre subside est dédié au paiement des salaires, le reste correspondant aux frais de fonctionnement. Toutes les dépenses de création sont réalisées avec les recettes propres et en activant des coproductions (la production du Chevalier à la rose compte ainsi quatre coproducteurs). Aujourd’hui, une grande partie de nos salariés est en télétravail, mais nos 180 techniciens, nos 40 choristes, nos 80 musiciens sont payés en devant rester chez eux et n’ont pas la possibilité d’exécuter leur métier.
Quelles sont donc les conséquences financières de l’annulation de la fin de saison ?
Le manque à gagner en termes de recettes est de 5,2 M€. Bien sûr, certains coûts n’ont pas à être assumés lorsqu’on ne joue pas : il n’y a pas de gardiennage, pas de cantine, etc. Toutes ces données prises en compte, nous arrivons à un déficit de 2,2 M€ pour cette fin de saison.
La question principale est de savoir ce qui se passera après l’été. Nous sommes en capacité de gérer les choses sur cette fin de saison, mais tout est plus flou pour ce qui concerne la rentrée : nous ne pourrons pas continuer à reprogrammer indéfiniment les productions. Nous préparons un plan B pour le cas où nous ne pourrions pas créer The Time of our singing (cela est probable car actuellement nous devrions construire les décors et les costumes, ce qui n’est pas possible) en ouverture de la saison prochaine, afin d’offrir une programmation alternative avec les autres institutions bruxelloises permettant de respecter la distanciation sociale. Cela implique de trouver d’autres artistes et un autre équilibre économique, avec moins de recettes et moins de dépenses. Si on ne peut pas jouer les productions prévues en septembre, nous allons être très créatifs pour faire tenir malgré tout un contenu artistique dans une enveloppe budgétaire réaliste.
Stéphane Lissner indiquait sur France Inter que le protocole nécessaire pour ouvrir les opéras n’est pas réaliste et se montrait pessimiste sur la possibilité d’une réouverture en septembre. Qu’en pensez-vous ?
Notre secteur sera probablement le dernier à rouvrir. Avec ce protocole, nous pourrions accueillir au Théâtre de La Monnaie 400 spectateurs maximum. Nous pourrions par contre envisager de jouer en version concert à Bozar où nous pourrions faire entrer 1000 personnes. Nous ne sommes pas comme le théâtre qui peut proposer des spectacles avec un ou deux comédiens et rentabiliser une petite jauge. A l’opéra, nous arrivons vite à 250 artistes sur scène et dans la fosse : on ne peut pas avoir le même nombre de spectateurs dans la salle. Il faudra encore imaginer des spectacles sans entracte, avec des opéras moins longs. Il n’y aura pas de buvette, et il faudrait organiser beaucoup d’aspects logistiques comme les entrées et les sorties du public. Mais nous pouvons trouver des solutions pour tout cela : le problème principal est de savoir si le public voudra venir dans ces conditions. Nos métiers, qui ont un certain coût, ne repartirons probablement réellement que lorsqu’il y aura un vaccin, afin de proposer une sécurité totale pour tout le monde. Mais cela va prendre entre 15 et 20 mois.
Les institutions pourront-elles tenir tout ce temps ?
Bien sûr que non. Ce n’est pas possible. On pourra payer notre personnel avec notre subvention, mais ce n’est pas notre raison d’être : nous avons besoin de créer, que les artistes continuent à exercer leur musique et entretiennent leur art. Ils ont besoin de jouer ensemble : ils sont très frustrés aujourd’hui. Au-delà des enjeux économiques, il serait catastrophique au niveau humain que cette situation perdure.
Est-ce faisable de modifier la programmation aussi tard pour l’adapter aux contraintes sanitaires ?
On peut l’imaginer pendant un temps court, jusqu’à novembre, peut-être. Notre métier est la création : nous allons nous adapter, inventer des choses, proposer des projets. Nous avons désormais passé le cap du deuil des projets annulés, pour lesquels nous avions investi des moyens et de la création artistique. Nous sommes désormais dans l’acceptation : nous pouvons commencer à chercher des solutions. Nous gardons l’espoir de ne pas toucher aux projets de la rentrée, mais le problème est que nous n’avons pas de visibilité. C’est une chose de s’investir pour reprogrammer, mais s’investir pour des projets qui n’auront pas lieu non plus devient très frustrant pour tout le monde. Nous avons besoin d’une vraie clarté sur les réalités devant lesquelles nous allons nous trouver. Mais cette clarté, personne ne peut nous l'apporter aujourd'hui.
Comment faire face aux contraintes de la distanciation pour les artistes ?
Nous avons eu une conversation très intéressante au moment d’annuler La Dame de Pique pour savoir si nous pouvions trouver des moyens de répéter sans distanciation. Mais la réponse est claire : ça n’est pas possible. On pourrait imaginer de répéter à distance, chacun chez soi. Mais l’opéra nécessite tout de même de mettre tous les ingrédients ensemble. C’est sans doute la forme théâtrale le plus complexe, et la plus excitante, mais aussi la plus vulnérable dans les conditions que nous vivons aujourd’hui.
Retrouvez notre grand Dossier sur les rémunérations des artistes en ces temps de crise, ainsi que nos précédentes interviews :
avec le Directeur de l'Opéra Royal de Wallonie à Liège -Stefano Mazzonis di Pralafera,
de la Philharmonie de Paris -Laurent Bayle,
de l'Opéra Comique -Olivier Mantei,
de Château de Versailles Spectacles -Laurent Brunner-,
de l'Opéra de Rouen -Loïc Lachenal-,
de l'agent René Massis