Chroniques

par david verdier

David et Jonathas
tragédie biblique de Marc-Antoine Charpentier

Opéra Comique, Paris
- 16 janvier 2013

Les jésuites du Collège Louis-le-Grand avaient passé commande à Marc-Antoine Charpentier d'une œuvre préférant aux délires spectaculaires l'édification morale et l'enseignement des vertus. Il est plaisant de constater à quel point le théâtre a repris ses droits pour que demeure, vivante et triomphante, une partition dévolue à la liberté de la scène et non à l'étroitesse spirituelle des salons. La démarche du metteur en scène Andreas Homoki peut apparaître d'un certain point de vue comme une forme de recul vis-à-vis des principes mêmes du théâtre, toujours là où on ne l'attend pas.

Tendons l'oreille : « nous avons résolu de ne pas recourir à l'actualité politique. Les transpositions trop directes d'un opéra dans notre époque présentent toujours un danger : l'actualité que la mise en scène entend prêter à l'œuvre peut demeurer superficielle. J'aurais aussi eu l'impression d'exprimer des convictions politiques. Or, ce qui m'intéresse, c'est l'universel et l'intemporel ». Le « danger » dont il est question est bien présent, envoyant par le fond nombre de productions jouant de trop près avec cet écueil. Ce David et Jonathas pèche par excès contraire, ce qu'Andreas Homoki appelle joliment « l'universel et le temporel ». Fuir la réalité (consciente ou fortuite) du contexte sociopolitique, c'est prendre le risque de la voir revenir sur nos talons et nous dévorer impitoyablement. Ce chœur où l'œil distingue rapidement deux groupes ethniques (politiques et religieux) différents ne peut pas ne pas référer aux problématiques actuelles.

L'esthétique fleure bon les prémices d'un conflit israélo-arabe, édulcoré, semble-t-il, par la transposition historique à l'époque de l'Empire Ottoman d'un monde dessiné par Hergé. On y apprend les exploits de David dans Le Petit Journal, les Philistins roulent des yeux et portent fièrement fez et bacchantes, tandis que les Hébreux préfèrent casquette et chapeaux de feutre… Pourquoi tant de précautions et de contournements ? L'intrigue ne traite rien d'autre qu'une éternelle querelle fratricide, pleine de trahisons, d'amours interdites et d'incompréhensions. Ici, la guerre biblique se limite à une scène de vendetta et de règlements de comptes à coups de couteaux (la mort de Saül est sous-dimensionnée à la réaction dithyrambique du chœur). Bref, en cherchant à démêler l'écheveau inutilement stylisé, l'œil fait instinctivement le rapport avec cette actualité qu'on cherche à lui montrer tout en la dissimulant.

Sur un autre plan, et cette fois-ci de façon totalement fortuite, on se plait à remarquer les précautions infinies dans les paravents pudiques que la mise en scène place autour de la relation ambiguë des deux protagonistes principaux. Ouvrons le programme : « la musique confère à leurs rencontres un caractère tendre et affectueux. Il est évident que leur relation va bien au-delà de la simple amitié. Mais l'homosexualité n'est pas le thème de l'œuvre, pas plus aujourd'hui qu'en 1688 ». Oui, certes… mais il est amusant de regarder ce spectacle avec, en arrière-fond médiatique, la reconnaissance du mariage pour tous. Le livret du père Bretonneau reproduit une incohérence majeure, déjà présente dans la parabole biblique, qui repose sur le fait que personne parmi les deux camps ne s'offusque de la relation explicitement très amoureuse des deux héros ; tout au plus se contentent-ils de les épier en écoutant aux portes. Le théâtre est perméable à l'irruption souriante de cette « amitié » quelque peu décalée face à l'austérité de l'enseignement jésuite.

Reste la question des ballets, prévus à l'origine pour combler l'espace temporel entre chaque scène. La solution retenue est à la fois satisfaisante et problématique. Andreas Homoki a imaginé d'insérer sous une forme fragmentée une narration parallèle, mimée par des figurants. L'ouverture-fermeture quasi-systématique de découpes latérales redimensionne la scène en continu, ce qui disperse l'attention par brouillage de signes tout autour de l'action principale. Il faut souvent se raccrocher au synopsis pour retrouver la cohérence de l'action. Seule la présence obsédante du bois brut laisse sur le bord de la route qui mènerait à une explication valable.

Le chœur se distingue par une belle cohérence, malgré des interventions solistes assez inégales. Le Joabel de Krešimir Špicer brille d'une parfaite élégance vocale, sans doute trop bien élevée pour incarner tout à fait la veulerie du personnage. Frédéric Caton (Achis) cède rapidement à l'éblouissant numéro que lui oppose, vocalement et théâtralement, le Saül d'Arnaud Richard, littéralement terrassé par son aveuglement. Mention spéciale à la Pythonisse travestie de Dominique Visse, malheureusement contraint à des gestes exagérément hallucinés. On est stupéfait d'entendre tant de voix dans cette voix, kaléidoscope de timbres maléfiques circulant du parlando à la voix de tête. Son apparition signe la scène la plus remarquable de la soirée, accompagnée par une étrange trame funèbre faite d'archets col legno, avec des grondements d'orage et des sifflements amplifiés par un porte-voix. À entendre la prestation de Pascal Charbonneau en David, on serait tenter d'inverser le titre en donnant la prééminence à Jonathas. Le jeune ténor québécois offre un chant à la fois très dur et disparaissant dans les ensembles. La projection approximative est affligée d'une prononciation à la limite de la lisibilité. Face à lui, Ana Quintans déploie une langueur étale qui touche par intermittence mais séduit par un timbre non vibré qu'on aimerait entendre rapidement dans d'autres répertoires. Vrais triomphateurs de la soirée, William Christie et Les Arts Florissants cisèlent un écrin luxueux à la musique de Charpentier, fort juste de ton et d'émotion.

DV