Chroniques

par bertrand bolognesi

Tristan und Isolde | Tristan et Iseult
opéra de Richard Wagner

Oper, Bonn
- 28 avril 2013
Tristan und Isolde (Wagner), version Vera Nemirova à l'Opéra de Bonn
© thilo beu

Matinée de première, à l’Opéra de Bonn, pour ce Tristan du bicentenaire qu’avec la sensibilité et la maestria qu’on lui connaît Vera Nemirova réalise. Fort d’un Ring mémorable, récemment apprécié à Francfort [lire notre chronique du 3 février 2013] et déjà disponible en DVD, nous attendons l’imagination foisonnante de l’artiste dans cet ouvrage à la facture plus intimiste. Point d’encombrement sur le Vorspiel : c’est dans l’obscurité que la musique surgit, absorbant aussitôt la salle dans une écoute concentrée dont profitera d’autant plus la scène à venir. Le rideau se lève sur un ciel étoilé surplombant le triste butin de guerre : une Isolde révoltée dont la hargne n’hésite d’ailleurs pas à rudoyer la dévouée Brangäne. L’approche est discrète : aux couleurs et à quelques suggestions de vaisseau comme à la fosse d’évoquer le voyage en mer, tandis que des matelots goguenards tripotent sans vergogne la robe de la future mariée. La rage de la capture est d’autant plus cuisante qu’ici l’amour existe déjà entre les héros, un amour dont le philtre révèle l’expression enfin consentie par-delà une situation politique. À la passion d’alors respirer plutôt qu’éclater, dans une timidité frémissante.

Les sonneries hors-champs retentissent : l’armure médiévale du roi impose son decorum désuet à un plateau dix-neuviémiste sans parvenir à briser l’impossible. D’emblée, la finesse de la conception annonce des ravages ! Au deuxième acte de rabattre au maximum les parois latérales, dont s’annulent les connotations marines, dans le surgissement de ce que l’on pourrait appeler une « maison-amour » qui peu à peu avance vers nous, dans l’heureuse fièvre de la fosse. La structure s’affirme bientôt de verre : les amants se retrouvent dans une serre, Im Treibhaus précisément, ce troisième des Wesendonck Lieder composés par Wagner en 1858 comme une Studie zu Tristan und Isolde. Au delà de la référence, la métaphore conduit magistralement l’acte : quoi de plus secret et de plus préservée qu’une serre, sorte de miracle de climat et de calme dans la tourmente de l’hiver ? Isolde est l’épouse qui attend son marié Tristan, en tenue de gala. L’improbable a son lieu, bientôt tournant dans une ronde hypnotique. Les héros rient, chantent, dansent, inscrivent des serments adolescents sur les vitres et sur leur peau. Lorsque Marke les découvre, Isolde ne plaide pas coupable, ne se cache de rien : la trahison vient de Tristan seul qu’elle rêve intouchable, sans doute, et c’est bien plutôt de la compassion qu’elle montre à l’égard d’un roi perdu. En rejoignant les deux hommes assis sur le lit, c’est leur tendresse l’un envers l’autre qu’elle pénètre sereinement. Les amours de Tristan sont impossibles, assurément : plus qu’un duel le combat contre Melot est un suicide.

Dans l’isolement de la serre, Kurwenal veille sur l’ami moribond ; il arrose cactées et oranger, dans une attente désespérée. Physiquement diminué (où est sa fière chevelure ?), l’air égaré, Tristan n’a de cesse de voir venir son Isolde dont il guette le baiser d’éternité. Träume, chante l’orchestre : à mourir on ne finit jamais – de fait, cette scène se passe aujourd’hui, clame le costume –, tel qu’à l’hécatombe du pardon succède la pluie de lettres d’amour (celles qu’on voyait épinglées dans les branches nues, au II) sur un Liebestod d’une saisissante simplicité.

Et quel orchestre ! Du Beethoven Orchester Bonn notre collègue saluait dernièrement le fort bel enregistrement d’Irrelohe [lire notre critique du CD] : l’on se range sans mal à son avis, dès les premières mesures de la représentation. La formation affirme une personnalité bien à elle par une sonorité qu’édifient le feutré des cordes et la couleur des bois. À l’heure où la plupart des orchestres tendent à « mondialiser » un son unique, voilà un atout des plus précieux. Stefan Blunier, maître des lieux depuis près de cinq ans, place sa lecture dans une lecture salutairement chambriste, pour commencer, peut-être quelque peu fragmentée au départ, qu’il fluidifie lestement au fil de l’acte jusqu’au flamboiement. Du premier duo des amants le sentiment se loge dans l’accentuation des cordes, « vibrantes » à souhait. Celui de l’acte médian rencontre une fosse ardente et des cuivres aériens. Mais c’est principalement au III que le Bernois donne toute la mesure de son talent en « poignardant » (si l’on ose dire) d’un tragique inouï le fameux thème « mathildien », dans une nuance profonde à pleurer. À la mort d’Isolde de se faire ensuite caressante bénédiction, dans un détachement rarement rencontré.

À un chœur masculin robuste (Herrenchor des Theater Bonn) répond une distribution satisfaisante. Sven Bakin est un Steuermann honorable, Johannes Mertes un Matelot et un Berger avantageusement timbrés, tandis que le baryton grec Giorgos Kanaris donne à Melot une ligne vocale élégante qui l’inscrit parfaitement dans la mise en scène. Martin Tzonev campe un Marke à l’âpre demi-teinte, Daniela Denschlag offre à Brangäne une voix puissante et souple, dont elle use d’une nuance tendre, et le rôle de Kurwenal est confié au bien sonnant Mark Morouse, un rien heurté dans le I puis divinement conduit au III. Retrouver De prime abord, retrouver le Tristan de Robert Gambill s’avère positif : dans un premier acte qu’il mène prudemment, la fêlure spécifique qui put définir ses prestations récentes semble avoir disparue. L’on se réjouit d’un phrasé facile et d’une nuance avisée. Les choses se gâtent dans le II, avec des lignes descendantes approximatives et une émission fragilisée. Résolument faux sur toute la fin de l’acte, encore parle-t-il plus qu’il ne chante le III – dommage. Momentanément souffrante, Dara Hobbs [lire notre chronique du 27 janvier 2013] joue son rôle tandis que Sabine Hogrefe chante en touche (ainsi la voix vient-elle du plateau, ce qui est moindre inconvénient). Aussi applaudit-on autant la présence dramatique de l’une que le chant de l’autre. D’une voix très sombre, Sabine Hogrefe impose une Isolde profonde et terrienne toujours somptueusement nuancée.

BB