Transports amoureux

© Tanja Dorendorf (T+T Fotografie)

Installer l’action de Manon de Jules Massenet au cœur d’un aéroport : telle est l’option prise par Elmar Goerden au Theater Basel dans une production nous entraînant sur les ailes des désirs des différents protagonistes.

Avec Manon (1884), se découvre “l’autre” archétype féminin de l’opéra français : à côté de la flamboyante et libre Carmen (1875, son livret étant l’œuvre du même Henri Meilhac), maîtresse de son destin, Manon Lescaut incarne en effet la coquette aimant le luxe, courtisane sans malice venant de la campagne et découvrant la ville, ballotée de plaisir en plaisir mais demeurant, au fond, une petite fille fragile, naïve et touchante. Dans le roman de l’Abbé Prévost, la rencontre avec Des Grieux, une des plus belles de toute la littérature, se déroule à l’arrivée de la diligence d’Arras, dans la cour d’une auberge. Pour le metteur en scène allemand Elmar Goerden, elle prendra pour cadre le hall d’arrivée d’un aéroport international, où sont installés des distributeurs automatiques de boissons et de nourriture. Le pari est osé, mais réussi. L’action se déploie en effet dans le lieu par excellence d’une contemporanéité glacée et aseptisée, où les êtres se croisent sans se rencontrer – métaphore des amours impossibles – rappelant qu’on est toujours tout seul au monde, comme le fit Hans Werner Henze dans le glaçant Boulevard Solitude (1952), autre adaptation opératique de Manon Lescaut. Il s’agit aussi de l’endroit de tous les possibles, de la matérialisation potentielle de nombreux désirs, qu’ils soient ceux du voyage ou du consumérisme. L’Acte III, celui de la grande fête sur le Cours La Reine, se déroule ainsi dans… le duty free shop !

Mené par un délicat Giuliano Betta, le Sinfonieorchester Basel se coule avec aisance dans les plis de la partition de Massenet, montrant que la phalange helvète appartient à celles qui comptent. Sur ce tapis sonore chatoyant évolue une distribution d’une grande homogénéité où se distingue Norman Reinhardt (Des Grieux d’une belle noblesse à la voix aux multiples jeux de couleurs) et les chœurs du Theater Basel, servis par une mise en scène d’une intense finesse qui donne à chacun une rôle déterminé : une femme en niqab noir (récupérant une planche de surf au bagage claim, un des multiples détails drolatiques d’une production qui en fourmille), un juif avec ses papillotes, un touriste low cost en Birkenstock… Elmar Goerden, qui œuvre avant tout sur les scènes de théâtre, est un directeur d’acteurs d’une grande précision. C’est aussi cela qui fait de cette Manon un excellent spectacle.

À Bâle, au Theater Basel, jeudi 23 et lundi 27 mai, ainsi que dimanche 9 et mercredi 12 juin
+41 61 295 11 33 – www.theater-basel.ch

vous pourriez aussi aimer