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Critique

Rigoletto, lampiste aux étoiles

Opéra . Le bouffon maléfique de Verdi, transposé dans un univers circasien par Robert Carsen, a enflammé le public du festival d’Aix, à la programmation de haute volée.
par Eric Loret, Envoyé spécial à Aix
publié le 12 juillet 2013 à 20h46

Au bout d'une semaine de festival, le résultat lyrique est net : pas un raté dans cette édition 2013 d'Aix. Trois curiosae d'un côté : Don Giovanni version aparté par Tcherniakov et Minkowski, où l'objectif et le subjectif sont étroitement mêlés ; les sublimes mélodies de Cavalli ressuscitées dans la farce baroque Elena par Alarcón et Ruf ; The House Taken Over, une angoisse chambrée entre frères et sœur d'après Cortázar, par Katie Mitchell et le jeune compositeur portugais Vasco Mendonça. De l'autre, deux claques en majeur : Elektra mis en lumière et sous tension par Chéreau et Salonen (Libération du 11 juillet) et enfin un Rigoletto de haute voltige.

Trame. On avait annoncé un festival sous le signe de la Méditerranée, pour cause de Marseille 2013. Il fut surtout celui des familles malades (pléonasme) : inceste latent dans The House Taken Over, pères défaillants et enfants fous dans Don Giovanni et Elektra. C'est peut-être ça, la Méditerranée : la tragédie, sous le soleil, exactement. Rigoletto n'échappe pas à cette trame, puisque le héros, bouffon maléfique, fait tuer sa fille par erreur, et alors que chacun la prend pour sa maîtresse. Ambiguïté des amours filiales et charnelles.

Ce n'était pas le spectacle le plus attendu de la saison. On savait qu'il y avait George Gagnidze, Rigoletto à tout crin du moment, dans le rôle-titre. Que la mise en scène était de Robert Carsen, stakhanoviste de l'opéra (plus de 80 titres à son compteur), et un semi-inouï à la baguette, Gianandrea Noseda. C'est pourtant, des cinq productions, celle qui a soulevé le plus l'enthousiasme des festivaliers (avant que ne débarque Elektra mercredi). Autant Chéreau joue sur la tension contenue, l'énergie qui circule de corps à corps, les dégradés de lumière, l'équivoque des sentiments, autant Carsen choisit des valeurs tranchées. Comme à son habitude, il opte pour un dispositif de renversement, d'indécidabilité entre fiction et réalité.

Rigoletto est ici transposé dans l'univers du cirque. Rien de très neuf, a priori, le premier volet de la «trilogie» verdienne a déjà, entre autres, été expédié à Las Vegas cette année (1) et même sur Mars (en 2005 à Munich). Rigoletto est ici un clown inquiétant (forcément), sa fille une acrobate (l'élévation érotique de «Caro nome» se fait sur un trapèze) et le Duc un loubard sympa. L'élément qui sert de miroir au jeu de la vengeance est la piste de cirque. Ce qui s'y passe est forcément un spectacle qui a ses spectateurs, la «vil razza dannata». Lorsque Rigoletto emmène sa fille Gilda épier le Duc en train de séduire la sœur de Sparafucile, ces deux derniers sont dans une sorte de cage de cordes qui fait un peep-show, redoublement oppressant du système panoptique qui caractérise le décor circassien.

Poupée. A côté de cela, l'espace de la sincérité ou de la vérité est le devant de scène qui, quand le rideau tombe, isole Rigoletto du reste de la piste : c'est là qu'il découvre le cadavre de Gilda, c'est là aussi que Carsen commence le drame, Rigoletto traînant durant l'ouverture musicale un sac plein d'un corps. Celui d'une poupée pornographique, qui annonce la fin de Gilda. Avec cette mise en place autoreverse du mensonge en authenticité, du plaisir en meurtre, du badinage en folie, l'ironie shakespearienne du livret peut fonctionner à plein. Un spectacle hyperchiadé (éclairages, costumes, acrobaties - dont l'ultime, hallucinante, après la mort de Gilda), au service d'une idée simple mais efficace.

Certains verdiens très estimables n'ont pas apprécié la direction du Milanais Gianandrea Noseda : pas assez de tempête, trop peu d'éclats. Normal, Verdi, c'est surtout bien quand on ne l'entend pas. Noseda transforme la partition en dentelle sublime, joue des transparences, des phrasés, faisant entendre chaque couche de cordes comme si elle était animée d'une vie singulière mais néanmoins unie à l'ensemble. Un exploit, qui fait de Rigoletto une longue valse qui finit mal.

Si les duos fonctionnent parfaitement, Irina Lungu (Gilda) convainc un peu moins que le reste du plateau, en particulier que le sensuel Sparafucile de Gábor Bretz. George Gagnidze (Rigoletto) joue les trois quarts du temps en clown hirsute et peint (on voit donc peu son visage) mais turbine comme le pro qu’il est, et Arturo Chacón-Cruz (le Duc) s’égosille certes, mais avec un heureux naturel, en plus d’avoir un beau cul - car on n’a ménagé dans cette production ni les nichons ni les fesses. Il faut bien que le bourgeois s’amuse.

(1) Récemment sorti en DVD (Deutsche Grammophon)

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