Chroniques

par bertrand bolognesi

Tancrède
tragédie lyrique d’André Campra

Opéra Grand Avignon
- 13 avril 2014
Tancrède, tragédie lyrique de Campra, vue à l'Opéra d'Avignon le 13 avril 2014
© cédric delestrade | acm studio

Créée à l’Académie royale de musique en 1702, puis remaniée sous Louis XV pour sa reprise vingt-sept ans plus tard, cette tragédie lyrique d’André Campra retrouvait les planches sous l’initiative de Jean-Claude Malgoire il y a une quelques d’années – on la découvrait à Tourcoing en 2001. Optant pour la seconde mouture, le Centre de Musique Baroque de Versailles (CMBV) et Opéra Grand Avignon se sont associé pour présenter au public une nouvelle production de Tancrède. Dix ans après l’Idoménée nordique [lire notre chronique du 14 mars 2004], nous retrouvons la musique de l’Aixois, cette fois sous la battue d’Olivier Schneebeli à la tête des Temps Présents.

D’emblée, saluons l’idéale transparence de cette lecture, une fosse qui s’impose par le soin de chaque détail jusqu’à la respiration de l’ensemble, d’un bout à l’autre infiniment sensible. Ainsi goûte-t-on l’impulsion volontiers dansée de la pulsation, sans déroger à l’onctuosité des affects dont charme la souplesse encore fort italienne. Au spectateur le geste d’Olivier Schneebeli laisse plus le sentiment d’une invitation que d’une conduite, mais qu’il ne s’y trompe pas : le chef, pour aimablement mener son monde, le mène très précisément, et en exprime le meilleur, assurément. La tendresse des échanges solistiques, la délicatesse des théorbes, la pompe mélancolique des trompettes naturelles, la perfection des violes, la ciselure du continuo, tout est là pour enchanter l’oreille dans ce fameux épisode amoureux de l’épopée, déplaçant dans le faste baroque la hauteur Renaissance à l’en faire avantageusement perdre la rigueur.

Les quatorze danseuses et danseurs du corps de ballet « maison » (que dirige Éric Bélaud) sont confiés à Françoise Denieau qui signe une chorégraphie mariant invention et souvenirs de belle danse. Ainsi divertissements et interludes engendrent-ils une judicieuse occupation de l’espace scénique comme de l’imaginaire de la salle, mené pas à pas, pour ainsi dire, dans le code des agréments tragiques. À cette grâce de chaque instant fait écrin l’usage avisé des toiles peintes (empruntées au CMBV et à l’Opéra Comique), subtilement éclairées par Carlos Perez, dans un scrupuleux respect du clair-obscur. Aussi la scénographie s’installe-t-elle comme d’elle-même, jouant discrètement des mises guerrière, exotiques et princière comme de l’histrion populaire (costumes d’Erick Plaza-Cochet). À Vincent Tavernier d’animer les caractères ! Sa mise en scène les dessine sans les jamais appuyer, convainc sans démontrer, apprivoise espace, mouvement, geste, corps et tempérament durant cinq actes dont les quelques trois heures vont mine de rien leur bonhomme de chemin.

Au phrasé proprement vocal de la fosse répond celui du chant, déclamation dont on trouvera la source musicale dans le théâtre baroque. Aussi convient-il d’en faire entendre le poème, ce que Les Chantres du CMBV vérifient d’experts gosiers. Une telle probité dictionnelle est chose rare, il faut les en féliciter. Ce n’est malheureusement pas le cas de l’octuor vocal à défendre les quelques quatorze rôles en présence. On y discerne trois niveaux qui en marquent la relative disparité. Si Anne-Marie Beaudette (Dryade, Guerrière, Paix), Marie Favier (Dryade, Guerrière) et Erwin Aros (Guerrier, Sage, Sylvain, Vengeance) s’en sortent, l’Argant par ailleurs robuste d’Alain Buet se fait difficilement comprendre – à d’autres perfection nous habitua cet artiste : on en conclut une passagère méforme qui interdit l’appui du dire. En revanche, l’Herminie de Chantal Santon demeure un absolu mystère linguistique. C’est tout d’abord Éric Martin-Bonnet qui captive l’écoute, dont l’Isménor redoutable dévore non sans délectation le poème. De même, maîtresse en cet art, l’excellente Isabelle Druet proclame-t-elle la partie de Clorinde. Enfin Benoît Arnould n’est pas en reste dans le rôle-titre.

À envisager une fatigue momentanée de l’un encore observe-t-on que la facilité déclamatoire va de pair avec la technique vocale, plus sûre chez les uns, plus lâche chez les autres. Alors réjouissons-nous de la projection « décoiffante » de cette Clorinde, de l’inflexion idéalement suave de ce Tancrède, de la géniale hargne de cet Isménor (Vengeance affreuse, impitoyable haine à frémir), et hâtons-nous de vivement vous recommander les prochaines représentations versaillaises (Opéra Royal, 6 et 7 mai).

BB