Aix-en-Provence : “Ariodante” ou le drame d'une famille d'aujourd'hui

Avec une Patricia Petibon admirable de bout en bout et au cœur d'une direction d'acteurs virtuose, “Ariodante” se transforme à Aix-en-Provence, en drame d'aujourd'hui.

Par Gilles Macassar

Publié le 06 juillet 2014 à 14h17

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h16

Comme pour Alcina et Orlando, Haendel a puisé l'intrigue de son Ariodante dans le Roland Furieux de l'Arioste, une vaste épopée de chevalerie médiévale, qui eut les faveurs de tous les librettistes de renom, aux XVIIe et XVIIIe siècles. Même source, mêmes effets. Ariodante, créé à Londres au début de 1735, est, comme Alcina et Orlando, l'un des grands chefs d'œuvre de Haendel, peut-être le plus parfait. Grâce à la concentration de son écriture (peu de récitatifs, beaucoup d'airs et d'ensembles), à l'originalité de sa forme, qui emprunte ses divertissements dansés de fin d'acte à la tragédie lyrique française. Et grâce à la sombre efficacité dramatique de son sujet. Haendel a donc toute sa place dans un festival où les opéras de Mozart, tels La Flûte enchantée cette année, proclament l'alliance si féconde du théâtre et de la musique.

Le vieux roi d'Ecosse, touché par l'amour du chevalier Ariodante pour sa fille Ginevra (souvenir de la Guenièvre de nos chansons de geste ?), offre au jeune héros et sa fille et sa couronne. C'est plus que ne peut en supporter le duc d'Abany, Polinesso, qui ourdit une sombre machination pour ruiner le mariage de son rival. Son stratagème réussit, précipite chacun au bord du suicide ou de la folie, avant que la vérité n'éclate, que le traître soit châtié, et que tout rentre dans l'ordre. Ou presque...

Le metteur en scène britannique Richard Jones a pris d'heureuses distances avec cet imbroglio baroque. Il a fait avant tout d'Ariodante le drame d'une famille d'aujourd'hui, une tragédie domestique de l'aveuglement et des bonnes consciences impulsives. Plus de palais éclatant ni de forêt obscure, mais un décor unique : un intérieur campagnard, qu'on devine en bord de mer, où, moyennant quelques artifices (des portillons symboliques), se déroulent les trois actes. Des lumières subtilement variées évitent toute monotonie, autant qu'une direction d'acteurs virtuose. Et quelle formidable équipe de chanteurs-acteurs : six rôles, six exploits !

A commencer par le méchant Polinesso, personnage travesti où la contralto italienne Sonia Prina prend un pervers plaisir à jouer les gros bras masculin, dissimulant sous une soutane de tartuffe libidineux et binoclard, un accoutrement de mauvais garçon. Il obtient de Dalinda, la suivante de Ginevra, qu'ayant revêtu la robe de sa maîtresse, elle le fasse entrer dans la chambre de cette dernière, la nuit, sous les yeux trop crédules d'Ariodante. En comparaison, Iago et le mouchoir de Desdémone, c'est broutille de forfaiture ! Comme le traître de l'Othello de Shakespeare, Polinesso profère ensuite un credo cynique : « Si le vice réussit si heureusement, je renie à jamais la vertu ».

L'intuition finale magnifique du metteur en scène

Il est vrai que face à un « méchant » aussi scélérat, les « bons » sont des proies bien faciles. Le premier acte est consacré au bonheur un peu niais de la maisonnée royale, à ses préparatifs matrimoniaux. On y vocalise beaucoup sur les « envolées » amoureuses, mais rien ne décolle. Dès l'acte suivant, Haendel se souvient qu'il a du génie, croit à son livret et à ses personnages. Sa musique aussi, et le chef, l'excellent Andrea Marcon, itou. L'orchestre redevient sans pareil pour nous plonger dans les abîmes tragiques, deux bassons solos suffisent à colorer d'un désespoir lugubre le lamento d'Ariodante, convaincu de l'infidélité de Ginevra. Les tonalités en mode mineur laissent sourdre des accords d'un ténébreux et d'un douloureux tristanien — comme au retour d'Ariodante, au début du dernier acte, après avoir vainement cherché à mourir (autre rôle confiée à une contralto travestie, l'Anglaise Sarah Connolly, bouleversante de franchise frustre).

Le personnage de Ginevra est traité avec une justesse dramatique encore plus saisissante. Accusée sans preuve d'être une débauchée, elle endure un calvaire qui confine à la folie, préfigurant celle de Lucia de Lammermoor, l'héroïne martyrisée de Donizetti, un siècle plus tard. A la fois fragile et inébranlable, Patricia Petibon y est admirable de bout en bout, sans excès mélodramatique, dans les ornements les plus acrobatiques comme dans les aveux les plus nus. « Mort, tu n'es pas le pire de mes maux, tu en es le remède » psamoldie-t-elle, épuisée.

Après avoir frôlé de tels précipices, impossible de faire comme avant. Au moment du « lieto fine », réjouissance finale de rigueur dans l'opéra séria, elle laisse les autres, y compris Ariodante, se rassurer à peu de frais. A leur insu, elle boucle sa valise, enfile un manteau, s'extrait du décor pour venir, devant la rampe, faire du stop, telle une prostituée de grand chemin — et telle que ses proches, à la fin du deuxième acte, l'avaient stigmatisée en effigie. La Ginevra de Haendel rejoignant la Lulu d'Alban Berg : magnifique intuition de metteur en scène ! Sur le plateau, il n'y avait qu'une Patricia Petibon pour relever très simplement ce provoquant défi.

Ariodante,
Dramma per musica en trois actes,
Solistes, Freiburger Barockorchester, dir. Andrea Marcon, mise en scène Richard Jones,
Théâtre de l'Archevêché, les 10, 12, 16 et 18 juillet, à 21 h, 08 20 922 923
En direct sur Radio Classique le 10, sur Mezzo le 12

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