De la lointaine Mésopotamie, on n’en a pas vu la couleur. Si l’Europe sacrifie à l’orientalisme en vogue dans les années 1820, voire à une célébration toute particulière de la civilisation entre Euphrate et Tigre, grâce aux tableaux de Delacroix, à la tragédie Sardanapale de Lord Byron ou encore aux œuvres de Berlioz et de Meyerbeer, ce n’est pas pour autant que les motifs orientalisants s’invitent massivement dans l’écriture de Rossini. Sa Sémiramis est au contraire plus italienne qu’assyrienne – et peut-être même un peu française, puisque c’est sur la tragédie de Voltaire que Gaetano Rossi a composé son livret. La nouvelle interprétation concertante coproduite par l’Opéra de Lyon et le Théâtre des Champs-Élysées présente néanmoins toute l’opulence de l’Orient à travers des voix remarquables et une direction pointilleuse.

L’heure est au complot dans Babylone, et les premières notes de l’orchestre nous l’indiquent : l’ouverture grouille de mordants des cordes ; leurs dissonances suggèrent déjà un climat d’inquiétude qui ne fera que se confirmer par la suite. Dès l’issue de l’ouverture, le public donne aussi le la : des bravissimo ! tonnent depuis les balcons perchés jusqu’à l’orchestre. Voilà un enthousiasme sympathique, mais quelque peu exagéré : le quatuor des cors n’est pas tout à fait sans faute (son thème sera mieux servi dans le second acte), la flûte piccolo, elle aussi, a besoin d’un petit temps de chauffe avant ses exploits ultérieurs.

Est-ce le nom réputé du chef qui est capable d’enflammer l’audience à ce point, ayant su, ses dernières décennies, conquérir Lyon grâce à ses interprétations du répertoire italien du 19ème siècle dans une bonne dizaine d’opéras de Donizetti, de Rossini et de Bellini? De fait, sa direction  est sûre, attentive, et l’orchestre lui mange dans la main. Que ses longs bras s’évertuent à faire de grands gestes ou qu’il dodeline simplement avec la tête, les musiciens suivent ses belles propositions tant dans le sens global que dans le détail. Rarement, on voit un chef diriger avec une autorité aussi irrésistible même les solistes, leur imposant des nuances subtiles – ou le silence.  

Le premier acte est celui des mystères. Sémiramis, dans la psychologie de laquelle Clytemnestre (pour le meurtre de son mari) se joint à Phèdre (par son amour incestueux), est taraudée par les remords, tout autant qu’elle est troublée par l’apparition à sa cour du noble Arzace. Et il y a lieu de l’être. Ruxandra Donose occupe ce rôle de travesti réellement à la perfection. Le mezzo-soprano roumain incarne tout autant la prestance du chef militaire que l’érotisme vocal, auquel est si sensible la reine babylonienne. L’homogénéité des différents registres de sa voix très équilibrée et infatigable séduit immédiatement ; ses graves sont aussi convaincants que ses aigus sont somptueux, du début jusqu’à la fin, et quelle que soit la difficulté de ses nombreux airs. La reine de la soirée, c’est elle, finalement : on donne raison à Voltaire, qui détrône Sémiramis à son profit. Quant à elle, Elena Mosuc assure également ses redoutables soli avec expérience. Chez elle, les passages sont un peu plus marqués, mais elle est capable de donner des inclinations vocales vraiment adaptées aux différentes facettes du personnage, un essoufflement, une angoisse, un cri et, finalement, un dernier soupir.

Chez les hommes, tout autant de virtuosité dans les vocalises rossiniennes : le ténor John Osborne semble né pour le répertoire italien ; sa technique lisse de belcantiste et sa coloration suave charment l’auditoire lorsqu’il susurre ses aveux d’amour à l’oreille d’Azéma – agréablement pleine et jeune, cette voix d’Anna Pennisi. Mais pourquoi a-t-on donc, sans commentaire aucun, coupé à ces deux-là leur première scène de duo, No. 4 ?

Coups de théâtre à l’acte II, où tout déraille : le fils, Arzace, alias Ninias, tue involontairement celle dont il vient d’apprendre qu’elle est sa mère – mais qu’il ne sera plus obligé d’épouser –, vengeant par là le meurtre de son père, sur ordre du grand-prêtre Oroès, joué avec majesté et noblesse par Patrick Bolleire. D’Assur, courtisan intrigant, il ne reste plus que la folie, que le talent épatant de Michele Pertusi transmet tout aussi bien que son élégante souplesse antérieure.

Les chœurs sont tout à fait au point (même si les ténors, dans les parties d’hommes, sont un peu moins solidaires que les basses), vifs, acteurs à part entière, produisant également deux rôles crédibles, l’Ombra di Nino (Paolo Stupenengo, belle basse noble), et Mitrane (Yannick Berne, ténor très volontaire). Les violoncelles se montrent charmeurs, l’exposition du thème du sanctuaire qui migre de la clarinette à la flûte (époustouflante Anna Stavelova), puis au hautbois est splendide. Un chromatisme descendant de l’orchestre entier signale la conclusion tragique et immanquable de la pièce : la chute d’Assur et le coup d’épée fatal porté à la souveraine.

Si l’on constate que la version concertante arrive à ses limites dans certaines scènes qui relèvent tout particulièrement du spectaculaire (la cérémonie avortée du début, l’apparition du spectre de Ninus, les tortueux chemins que recèle le sanctuaire), les chanteurs ont su pallier ce manque par leur expressivité. On l’aura compris, l’ambitieuse distribution a garanti le succès de la soirée, qui tient sa promesse : du beau chant, assyrément.

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