Dans le cadre de sa saison tchèque, l’Opéra de Dijon nous offre Káťa Kabanová, le sixième opéra de Leoš Janáček (1854-1928). Adapté par le librettiste Vincenc Červinka de L’Orage, une pièce du dramaturge russe Alexandre Ostrovski (1823-1886), ce grand opéra fut créé au Théâtre National de Brno le 23 novembre 1921. Peu joué depuis lors, il demeure assez méconnu, surtout en France. On ne pouvait donc que se réjouir de l’initiative de Laurent Joyeux de le programmer cette saison, dans une mise en scène qu’il a lui-même conçue.

À Kalinov, une petite ville au bord de la Volga, Káťa vit avec son mari, Tichon, sa belle-sœur Varvara, et sa belle-mère, Marfa (surnommée Kabanicha), qui règne en tyran sur la maisonnée. Káťa et Tichon s’aiment, mais incapable de s’opposer à sa mère – qui lui reproche de ne plus l’aimer depuis qu’il s'est marié, Tichon délaisse son épouse et se réfugie dans l’alcool. Obéissant une fois de plus à Kabanicha, il part à Moscou pour dix jours. Au moment du départ, Káťa lui demande de lui faire jurer de ne jamais parler à un inconnu pendant son absence. Non loin de là, le jeune Boris vit chez son oncle, le riche marchand Dikoj, qui ne cesse de lui reprocher d’être un bon à rien. Káťa et Boris sont secrètement épris l’un de l’autre, et un soir, lors d’un rendez-vous arrangé par Varvara, ils finissent par céder à cet amour. Dix jours plus tard, alors que Tichon est rentré, Káťa, dévastée par le remords et la culpabilité, confesse publiquement son adultère. Ne trouvant plus aucune issue, elle se suicide en se laissant glisser dans les eaux de la Volga.

Ce drame intemporel, Laurent Joyeux a choisi de le situer dans les années cinquante, période charnière encore proche de nous – donc plus apte à nous toucher –, où la modernité côtoie des tabous sociaux encore tenaces. Sa mise en scène s’appuie sur des éléments de décors d’une beauté aussi sobre que saisissante : la véranda de la maison des Kabanov au premier acte, un saule pleureur au deuxième, les bords de la Volga au troisième. La mise en eau du plateau lors de ce dernier tableau est non seulement du meilleur effet esthétique et dramatique, mais elle permet aussi à Laurent Joyeux de donner corps à ce « personnage » omniprésent qu’est la Volga. L’orage est, lui aussi, traité de façon très efficace. Quant à la direction d’acteurs, elle est d’une précision d’orfèvre, et tous les personnages sont d’une totale justesse.

Le plateau vocal, d’une remarquable homogénéité, est tout entier voué au service de cette œuvre qui, comme tous les opéras de Janaček, offre à la langue tchèque un fabuleux écrin pour faire résonner sa musicalité intrinsèque. Il n’y a pas de grands airs propices à l’expression d’une virtuosité superflue. Ici, rien n’est superflu. Vocalement, tous les rôles sont exigeants. À commencer par celui de Káťa, dont la soprano Andrea Dankova incarne magnifiquement toutes les dimensions lyriques et théâtrales : sincérité, ardeur, fragilité, désespoir. La Kabanicha de Katja Starke irradie de noirceur perverse, tout en laissant entrevoir les probables drames de sa vie passée. Albert Bonnema campe un Tichon veule à souhait, brutal et étriqué jusque dans ses aigus un peu trop serrés. De sa voix souple, Alexey Kosarev donne à Boris tous les attributs du bellâtre lâche et égoïste. Krystof Borysiewicz est un Dikoj parfaitement convaincant d’autoritarisme et de bigoterie. Incarné par Jérôme Billy, Kudrjáš est un héros romantique à la belle voix ample et chaleureuse, tandis que son amante, Varvara, rayonne de lumière et d’énergie positive par la voix de la mezzo Katarina Hebelkova.

Sur un rythme soutenu, la partition enchaîne des motifs courts, évoquant la vie quotidienne, les chants traditionnels moraves, l’amour, la nostalgie, la violence, le drame, mais aussi la nature omniprésente, comme toujours chez Janaček. Le discours orchestral, délivré par les Czech Virtuosi sous la baguette experte de Štefan Veselka, est en parfaite osmose avec le chant et la mise en scène. Comme le rappelle Laurent Joyeux, nous sommes à l’opposé de Wagner. Et si les similitudes avec Madame Butterfly sont évidentes, Janaček ne force jamais le trait de l’émotion : celle-ci naît sans artifice de la divine alchimie du chant, de la musique et du théâtre.

Tout dans ce spectacle est justesse, cohérence, beauté. Et le pari de Laurent Joyeux est largement gagné, comme en témoignent les longs et chaleureux applaudissements d’un public entièrement conquis.

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