“Alcina”, à Aix : deux sœurs maléfiques et brisées

De Haendel, Katie Mitchell tire le meilleur. Par la grâce des sopranos Patricia Petibon et Anna Prohaska, cet opéra féérique s'enrichit d'une troublante prouesse théâtrale.

Par Gilles Macassar

Publié le 03 juillet 2015 à 15h30

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h44

Rien de ce qui est intime, secret, voire morbide, n'est étranger à la metteure en scène britannique Katie Mitchell. Sa première réalisation au festival d'Aix-en-Provence, en 2012, illustrait un sombre opéra de George Benjamin, Written on Skin, où un mari trompé servait en repas à sa femme infidèle le cœur de son amant. De la préparation de cette gastronomie macabre, aucun détail culinaire ne nous était épargné.

Pour Alcina, l'un des opéras de Haendel les plus féériques et les plus accomplis, créé au Covent Garden de Londres en 1735, Katie Mitchell récidive. En plus troublant encore, et en plus fascinant. Le lancement de cette édition 2015, au grand théâtre de Provence, ne pouvait rêver spectacle plus marquant, ni plus étrangement singulier.

Créées pour la perdition des hommes

Le livret est adapté d'un épisode du Roland furieux de l'Arioste, fertile roman de chevalerie médiévale qui fournit à Haendel deux autres sujets héroïques – Orlando et Ariodante. Régnant sur une île enchantée, Alcina est une de ces magiciennes maléfiques créées pour la perdition des hommes – entre la Circé d'Homère, fatale aux compagnons d'Ulysse, et la Kundry de Richard Wagner, fille-fleur en chef au deuxième acte de Parsifal. Pas un chevalier qui ne succombe à son attrait, avant d'être métamorphosé en fauve, en arbre ou en rocher, quand la charmeuse s'en est lassée. (A Aix, la transformation en animal empaillé s'opère à l'étage supérieur du plateau, dans un décor lugubre qui tient d'une chambre funéraire et de la grande galerie du Muséum d'histoire naturelle ...)

© Patrick Berger

Mais Alcina s'est prise au jeu et éprise de Roger, à qui elle fait oublier sa fiancée légitime, Bradamante. Travestie en soldat, cette dernière, partie à la recherche de son bien-aimé, accoste sur l'île d'Alcina et, s'aidant de la passion qu'elle inspire à Morgana, la sœur d'Alcina, parvient à ses fins, délivre Roger, et anéantit les mirages séducteurs.

Ce sont moins ces tribulations amoureuses – jeux d'équivoques et de chassés-croisés sentimentaux propres aux opéras baroques – qui ont séduit Katie Mitchell, que l'histoire intime des deux magiciennes. L'Arioste précise en effet qu'Alcina, comme sa sœur Morgana, sont en réalité de vieilles femmes laides, que les ressources de leur magie transforment en beautés irrésistibles.

Femmes ordinaires, confrontées aux vicissitudes de l'âge

A son tour, Katie Mitchell voit par-delà ces créatures flamboyantes des femmes ordinaires, confrontées aux vicissitudes de l'âge, aux caprices du désir, ou à l'insatisfaction des sens. Sur le plateau, une scénographie sophistiquée fait coexister endroit et envers de ces personnalités – celle qui leurre ses victimes, et celle qui pleure sur sa solitude.

Le décor principal – un salon, chambre de torture ou d'ébat lubrique – est flanqué de deux antichambres latérales, mystérieux boudoirs où chaque magicienne, revenue à son état véritable, se livre à des sortilèges muets. Deux formidables comédiennes incarnent ces doubles privés, femmes décaties à la chair flasque et flétrie, aux visages cireux, aux traits ravagés. Vêtues des mêmes robes que les deux cantatrices, ces fausses sosies opèrent comme dans un film muet au ralenti. Difficile de leur échapper.

© Patrick Berger

On pourrait craindre que ce contrepoint permanent freine l'essor de la musique, ou lasse. C'est tout le contraire. Le spectacle y gagne en fluidité et en mouvement. Et les deux magiciennes en gravité intérieure, à l'unisson de la meilleure musique de Haendel, celle des lamenti, où la déclamation lyrique se dépouille des débauches de vocalises, pour atteindre une pureté racinienne.

La sadique et la masochiste

Alcina et sa sœur Morgana, la rousse (Patricia Petibon) et la brune (Anna Prohaska), la sadique et la masochiste, celle qui torture et celle qui se fait fouetter, sont deux âmes malheureuses aux déroutes jumelles, qui vérifient à leurs dépens que l'amour véritable ne s'éprouve que dans le manque et la souffrance, non dans la possession physique ou le plaisir sexuel. Il suffit pour s'en convaincre d'opposer la première scène d'ébats érotiques entre Alcina et Roger, caricature factice, digne d'un Sexe pour les nuls, et l'image finale d'Alcina, rampant à terre, brisée de détresse. Mais vraie.

Cette prouesse théâtrale s'accompagne d'une réussite musicale exemplaire, sous la direction inspirée d'Andrea Marcon. On sent la fosse et le plateau portés et stimulés par une euphorie, une jubilation communes. Impossible pour le public d'y résister.

A voir, à écouter

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