Critique

Sœurs d’ombre et de lumière

Peter Sellars met en scène l’opéra «Iolanta» suivi de «Perséphone», au Grand Théâtre.
par Guillaume Tion
publié le 18 juin 2015 à 17h56

Un Hadès dansant vêtu de rouge se tient près d'un récitant aveugle en costume blanc. Non loin, une femme en robe bleue gît près d'un chambranle de porte, entourée d'un chœur, alors que son avatar de ballet prend des poses. Nous sommes au second tableau du Perséphone de Stravinski, donné après Iolanta de Tchaïkovski dans un double programme mis en scène par Peter Sellars. Comment en est-on arrivé là ?

«Iolanta », plus belle la vue

Dernier opéra de Tchaïkovski, en un acte, Iolanta est adapté d'un roman du Danois Henrik Hertz, la Fille du roi René, qui se situe au XVe siècle à la cour de Provence. L'œuvre, dont le livret a été écrit par le frère de Tchaïkovski, Modeste, a été commandée en même temps que le ballet Casse-Noisette, que Iolanta devait précéder. Les deux pièces ont été créées en décembre 1892 au théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg.

Iolanta est une princesse aveugle qui ne connaît pas son triste sort. Tenue à l'écart du monde par son père, elle n'a jamais pu comprendre qu'elle était différente. Or, pour qu'elle guérisse, un médecin explique au roi qu'elle doit d'abord être consciente de son état. Iolanta apprendra sa cécité grâce à un chevalier qui a des vues sur elle et avec lequel elle se mariera une fois débarrassée de son handicap. L'argument peut éventuellement faire figure de parabole sur l'homosexualité du maître russe ou, plus malignement, aborder les vertus de l'ignorance. Iolanta, œuvre contrastée dans la pénombre de longues basses et la vitalité de duos amoureux, critiquée à sa création et dont la composition fut difficile, n'a pas eu les faveurs de son compositeur : «Tu as fait un travail remarquable, et la musique aurait pu être magnifique, mais je pense m'y être mal pris. La chose la plus terrible est que je me répète, écrit-il à Modeste en août 1892. Je doute de plus en plus de moi, mais c'est peut-être le symptôme d'une dépression plus générale. Peut-être devrais-je temporairement mettre de côté le théâtre. Je suis fatigué d'écrire des opéras et des ballets, mais n'en suis pas encore totalement épuisé», conclut Tchaïkovski, lui aussi perdu dans le clair-obscur, étalon-or des auteurs hypersensibles, qui éclata notamment en sanglots à la vue d'un boa mangeant un lapin au zoo de Berlin.

«Perséphone», Ici, l’ombre

Le jeune André Gide a découvert la mythologie grecque par l'intermédiaire de Nathaniel Hawthorne, auteur américain du Livre des merveilles, «deux volumes de la bibliothèque rose, qui racontent une série d'histoires grecques d'une façon charmante, enfantine si l'on veut», explique l'auteur des Faux Monnayeurs dans des entretiens radiophoniques. Bien plus tard, Gide donne une relecture d'Œdipe et, en 1934, écrit Perséphone, une commande de la danseuse et mécène russe Ida Rubinstein. La pièce sert de livret à un ballet théâtral, monté à l'Opéra de Paris fin avril 1934, conduit et mis en musique par Igor Stravinski. Perséphone, fille de Déméter, a une vision des enfers. Elle en perd son insouciance et y plonge, à la rencontre d'un «peuple insatisfait [qui] souffre et vit dans l'attente». Elle y devient reine, son «lot est d'apporter aux ombres / Un peu de la clarté du jour, / Un répit à leurs maux sans nombres. / A leur détresse un peu d'amour». Avant de retourner sur terre retrouver sa mère, morte.

Vingt ans après les audaces du Sacre du printemps, la musique de Stravinski a évolué et s'est faussement assagie. Au long de ces trois scènes avec chœur mixte et chœur d'enfant, elle se veut néo-classique, caressante et aérée, sur des structures rythmiques extrêmement travaillées malgré leur apparente limpidité. Tout comme Tchaïkovski pour Iolanta, Stravinski n'était pas satisfait de Perséphone : la collaboration artistique avec Gide tourna court, au point que ce dernier n'assista qu'à une répétition et ne se rendit pas aux représentations. En 1959, dans un ouvrage de Conversations, il est demandé à Stravinski ce qu'il pense de l'accompagnement des parties récitantes de Perséphone. Réponse du Russe : «Ne me posez pas cette question. Les péchés ne peuvent être défaits, juste pardonnés.»

Sellars et les liaisons évidentes

La complémentarité de ces deux œuvres, «étranges et négligées» selon le metteur en scène Peter Sellars, dépasse l'amertume de leurs compositeurs. Iolanta et Perséphone se poursuivent entre obscurité et lumière comme deux sœurs remontent en cadence les tableaux du jour et de la nuit, aériennes, souterraines, terriennes. Sellars, qui a créé le spectacle en 2012 pour le Teatro Real de Madrid, explique : «Iolanta est une symphonie pathétique, mais qui contient de la lumière. Le bon moyen pour converser avec cette musique secrète était de lui trouver un interlocuteur qui aimait vraiment Tchaïkovski : Stravinski. Qui a repris les derniers travaux de Tchaïkovski et, dans cet esprit, en a tiré Perséphone, une musique délicate, aromatique, pleine de lumière et de tendresse, incroyablement vulnérable.» Le chef Teodor Currentzis, qui dirige ici l'orchestre de l'Opéra de Lyon, renchérit : «Stravinski tente ici de créer un nouveau réalisme au moment où le modernisme triomphe.»

Sur scène, dans un environnement de portes et de pierres, Sellars déploie une mise en scène entre chien et loup, d'une mystérieuse évidence : dans Iolanta, les lumières millimétrées sur la vérité des visages luttent contre les ombres des corps étalés sur le fond de scène ; dans Perséphone, le chœur, «star du spectacle, qui a aussi un rôle social et politique», scande chaque articulation de l'orchestre, divisé entre terre et enfers. Ce double programme a priori iconoclaste et aux parties qui correspondent à quarante ans d'intervalle ne cherche pas la lumière mais sa coexistence avec l'ombre, le passage de l'un à l'autre, dans un cheminement magnifique. «Il faut, pour qu'un printemps renaisse, / Que le grain consente à mourir / Sous terre, afin qu'il reparaisse / En moisson d'or pour l'avenir.»

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