Journal

Svadba d'Ana Sokolović en création européenne au Festival d'Aix-en-Provence - Mariage et enchantement - Compte-rendu

Svadba, l'opéra d'Ana Sokolović présenté cette année au Théâtre du Jeu de Paume, est d'une beauté fulgurante. En une heure de temps, une heure de musique et de théâtre purs, la compositrice serbe, ses six chanteuses et les deux metteurs en scène Ted Huffman et Zack Winokur créent un monde d'émotions mouvantes, à travers l'évocation d'une veille de mariage dans les Balkans.
 
Svadba (« mariage » en serbe) est un opéra sans orchestre, et presque sans intrigue, puisque s'y joue une scène ordinaire. Milica, future mariée, traverse la veillée et la nuit au côté de ses amies d'enfance : jeux, chansons, bain, coiffure, attente – gestes de toujours avant la séparation définitive. La parenté avec Les Noces, les « scènes chorégraphiques » de Stravinsky, est évidente et Ana Sokolović  la reconnaît volontiers. Comme l'avait fait Ramuz, auteur du livret des Noces pour le compositeur russe, la compositrice a assemblé des textes (chansons, comptines et autres) qui renvoient à une tradition populaire. Mais le caractère proprement folklorique s'efface immédiatement derrière l'invention rythmique et mélodique qu'elle y insuffle la compositrice, en s'appuyant sur les caractères propres de la langue serbe.
 
Loin d'observer à distance les rituels qu'elle évoque, Ana Sokolović s'en sert pour faire exister ses personnages. En cela, elle réinvente l'opéra, non pas en racontant une histoire mais en faisant surgir l'émotion par le jeu des voix et des corps mis en situation. L'effet est immédiat : on ressent avec les personnages les émotions de ce qui n'est plus juste un moment ordinaire (un mariage), mais le passage décisif et sans retour de l'enfance vers un monde inconnu, tout à la fois espéré, redouté, rêvé et moqué.
Un moment vers le milieu de l'œuvre donne bien la mesure de la magnifique intrication des affects et de la musique : les six jeunes filles jouent, dansent, chahutent, s'envoient des bons mots, s'énervent, se lassent... Cela dure, trop peut-être : seul moment, se dit-on alors, où l'œuvre perd son rythme. Alors la musique s'arrête – et sur scène, Milica, la promise, recule d'un pas, s'extrait de la scène et la regarde, comme si elle voulait retenir ce monde où pourtant commence à naître l'ennui. Les jeux reprennent alors, et les chants, tout en onomatopées, plus rythmiques que jamais (l'esprit de Ligeti n'est pas loin !). Comme si la musique faisait partager au public ce court moment d'ennui, d'absence au monde et de nostalgie mêlés que ressent Milica.
 
 

Photo © Bernard Coutant

En un temps où se pose avec urgence la question du renouvellement du public des théâtres et opéras, et celle de l'attraction qu'ils devraient pouvoir exercer sur la jeunesse, Svadba pourrait bien apporter un élément de réponse : ses personnages sont à la fois immémoriaux et pleinement d'aujourd'hui. Quand a-t-on eu, à l'opéra, l'impression de voir sur scène, transfigurés par la musique, des adolescents qui pourraient être d'aujourd'hui ? Ana Sokolović y parvient, peut-être parce qu'elle saisit, dans toute sa diversité d'usages, la puissance universelle de la voix : que le texte soit en serbe n'empêche d'ailleurs en rien la compréhension de l'œuvre (les surtitres même ne sont pas indispensables).
 
Il faut dire que la mise en scène réalisée par Ted Huffman et Zack Winokur, économe en décors, est un exemple de fluidité qui met en valeur toute la force symbolique de la musique. Dans cet opéra où tout est tournoiement, ils savent créer ces légers décalages qui rendent perceptible le caractère des personnages. Debout sur une chaise, Milica est déjà « plus grande » que ses amies qui l'entourent – et son chant (celui, d'une fraîcheur éclatante, de la soprano Florie Valiquette) quitte alors le ton des comptines pour une expression plus lyrique.
Cette production, création européenne de l'œuvre en version scénique, aura également permis de découvrir six jeunes solistes exceptionnelles par leur engagement tant scénique que musical dans cet opéra a cappella où elles sont donc à nu : Florie Valiquette et Liesbeth Devos, anciennes artistes de l'Académie du Festival, ainsi que Jennifer Davis, Pauline Sikirdji, Andrea Ludwig et Mireille Lebel, remarquablement dirigées par la chef irlandaise Dáirine Ní Mheadhra.
 
Jean-Guillaume Lebrun
 
Ana Sokolović : Svadba – Aix-en-Provence, Théâtre du Jeu de Paume, 9 juillet 2015. Prochaines représentations les 14 et 16 juillet 2015 / www.festival-aix.com
 
Cette production sera reprise en mai 2016 à Nantes et Angers.
www.angers-nantes-opera.com/svadba.html
 
Photo © Bernard Coutant

Partager par emailImprimer

Derniers articles