Adieu steppes et vents glacés sibériens, bienvenue au XXIème siècle dans un entrepôt éclairé de quelques froids néons. Les employés de l'entreprise évoluent sur ce morne plateau, en silence, avant que résonnent les premières notes du prologue. Seule Katerina, en costume traditionnel, prisonnière de sa petite chambre aux murs couverts de tapis d'Orient semble appartenir à la Russie éternelle.

Lady Macbeth de Mzensk  appelle un metteur en scène de génie, capable de dire l’innommable, de représenter l’indicible. Dmitri Tcherniakov s'empare donc méthodiquement du livret, l'illustrant mot à mot, le dépassant parfois en proposant ses propres prolongements. Le premier tableau nous donne à voir les employés à leur poste, contraints par le regard méprisant et libidineux du beau père, Boris Izmaïlov, campé par la basse Vladimir Ognovenko. La voix est large, menaçante parfois, à l'image du patriarche assoiffé de pouvoir qu'il est. Que dire des chœurs si ce n'est que le travail effectué par Philip White mérite une grande reconnaissance : leur première intervention nous colle à notre siège tant l'ensemble - de près de 60 chanteurs - est puissant, uni, coloré. Tcherniakov réalise là le tour de force de donner à chacun d'entre eux une identité véritable faisant de l'ensemble une riche composition d'individualités.

Si tôt ce premier tableau clos, l'interlude qui suit nous impose des images d'un immobilisme puissant. Seule la petite chambre demeure éclairée de l'intérieur. On n'y voit Katerina oindre son corps, lentement, de ces lenteurs qui nous paraissent des heures. Ces intermèdes sont l'occasion de porter toute notre attention à l'orchestre mené de main de maître par Kazushi Ono. Du pianissimo douloureux au fortissimo exultant, toutes les nuances sont maîtrisées et justifiées. L'engagement des instrumentistes est palpable et semble ne jamais faiblir. Déjà trois heures de musique et voilà que se referment mimétiquement les flots des cordes sur les deux femmes en un ultime crescendo saisissant. Les couleurs sont tantôt chaudes et vitales, tantôt glaciales et morbides. Sergueï, sinistre Don Juan, fait une entrée remarquée puisqu'il devient part de l'entreprise familiale en violant une employée acclamé de ses compagnons et l'abandonnera la bague au doigt, devenu alors époux insatisfait de Katerina. Le sombre ténor John Daszak investit pleinement le rôle et sa voix ample contraste avec le timbre plus lumineux de son rival et mari en place de la belle, Peter Hoare dans le rôle de Zinovyï. Rapidement parti et tout aussi rapidement disparu à son retour, l'on n'a le temps de profiter du timbre vif de ce second ténor. Le deuxième interlude nous présente la jeune femme, cheveux libérés, en recherche angoissée de son plaisir solitaire, annonciateur de sa chute à venir. La chute ne saurait d'ailleurs se faire attendre, précipitée par une martiale fanfare de cuivres. Boris surprend les deux amants et punit sévèrement Sergueï. Le déchaînement de violence qui s'exerce alors à l'encontre de cet homme est l'annonce d'une mise en scène qui se voudra résolument réaliste mais surtout de plus en plus animale, brutale. Le mal à l'aise dans la salle est sensible, un rire tombant d'un balcon est alors salvateur pour un parterre de spectateurs mis à rude épreuve. Tcherniakov semble avoir le goût des contrastes et l'intermède suivant, véritable moment de grâce, le prouve. Sergueï est recueilli par Katerina qui, pansant ses plaies, fait de l'amant adoré son Christ en croix. Contrastes toujours avec l'adagio paradoxal qu'il nous est donné d'écouter lors de l'assassinat de Boris et qui nous glace le sang. Le solo de Kazimierz Olechowski au violon qui triomphe élégamment des difficultés de la partition semble venir nous hanter. Cette grande douceur que l'on goûtait alors pour la première fois est froissée, déchirée lorsque l'orchestre revient en toute puissance, violent, menaçant, écumant, illustrant la brutalité de l'assassinat de Zinovyï.

La tension n'aura alors cesse de croître, manifestée par la récurrence angoissante des apparitions du Balourd Miteux, interprété par le très convaincant Jeff Martin, cynique jusqu'en sa démarche. L'inconfort duquel nous sommes prisonniers atteint son paroxysme sur le tableau final qui, au lieu de vastes prairies et d'une rivière, nous présente une sombre cellule retenant prisonnières Katerina et Soneytka, sa rivale. Nous admettons qu'il n'y avait probablement pas de moyen plus efficace de nous faire vivre intensément ce dernier crime qu'en le donnant à voir en huis-clos. La soprano Ausrine Stundyte donne là le meilleur de sa performance : jeu d'acteur d'un réalisme macabre, intense d'un bout à l'autre de l'ouvrage, la voilà condamnée à voir son idole prendre sa rivale sous ses yeux. Il ne lui appartient plus de maîtriser sa haine et c'est une véritable Furie qui bat à mort son ennemie, la mezzo Clare Presland au timbre incroyablement nerveux, avant d'être elle-même achevée par les sbires du régime à même le sol.

Le maître Dmitri Tcherniakov nous livre une vision désabusée de l’œuvre de Chostakovitch. Aucun des thèmes traités par le livret ne l'est positivement. Le corps de Katerina, l'amour, la sexualité présentée sur le seul mode de la bestialité sont dégradés. La question de la filiation, l'institution du mariage, la spiritualité le sont également. La mort elle-même ne reçoit pas un humble traitement. Est-il nécessaire d'imposer un imaginaire si cru, une sexualité si cruelle ? Il aurait été possible de suggérer mais sans doute c'eût été perdre en intensité. Les applaudissements d'abord réservés se font rapidement chaleureux, saluant une impressionnante performance et un engagement sans limite. On rentre chez soi harassé, fatigué, humilié presque par la manifestation d'une violence si réaliste. Lady Macbeth est une cruelle créature que l'on prend pourtant en empathie tant le monstre qu'elle élève au rang d’idole nous effraie et nous choque. Tcherniakov vient convoquer la part d'animalité qui réside en chacun de nous et nous la jette au visage. Un spectacle difficile à regarder sans détourner une fois le regard tant la force des images nous essouffle et nous meurtrit. Mais un spectacle d'une grande actualité, d'une grande vérité. Chapeau.

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