Opéra majeur de Haendel, créé à Londres le 16 avril 1735 pour la première saison du théâtre de Covent Garden, Alcina est basé sur un poème épique de l’Arioste autour de la magicienne Alcina qui attire les hommes sur son île et les transforme en rochers, ruisseaux ou bêtes sauvages… D’une intrigue un peu à dormir debout le metteur en scène David Bösch dépeint des sentiments bien humains au travers de cette magique Alcina : on y parle d’amour - trahi forcément - de jalousie, de tristesse profonde et du gouffre que nous tous pouvons parfois éprouver face à la vie et ses errances. Si la mise en scène n’explicite pas génialement cette intrigue, elle a le bonheur de ne pas la compliquer et souligne certains éléments comiques avec malice. Un décor unique parsemé d’oiseaux empaillés, offre un cadre sobre mais efficace à cette œuvre qui, dans ce nouvel Opéra des Nations, sonne assez bien, avec un orchestre quasi sur le plateau et une distribution globalement très bonne, offrant notamment un trio Alcina-Bradamante-Morgana splendide.

Dès l’ouverture, on note un Orchestre de la Suisse Romande aux aguets, dirigé par le talentueux Leonardo Garcia AlarcónGestes souples, entre clavecin et direction, son Alcina est pleine de verve, d’entrain et d’un souffle épique jamais tari… On sent chez Garcia Alarcón une vraie musicalité, une passion, une baguette précise qui sait où elle va. Il sait suggérer à l’OSR les inflexions et les respirations nécessaires afin de rendre à la partition sa transparence originelle et cette brillance haendelienne magnifique. Malgré le talent, on aurait aimé qu’il se retienne de chanter avec les chanteuses notamment dans le dernier air sublime du rôle-titre !

Le fier Ruggiero, rôle volontiers attribué à un contre-ténor de nos jours, est offert à Monica Bacelli, tout de blanc vêtue, qui possède un beau timbre de mezzo-soprano mais malheureusement doté d’une assez faible projection et surtout d’un jeu de scène très stéréotypé, avec des effets outranciers qui rompent avec ses collègues de scène. Régulièrement affublée d’une cigarette éternellement éteinte, elle singe les gestes du fumeur, soulignant ça et là son agacement, son stress, sa désinvolture... Ses interventions restent musicales sans apporter le petit plus qui aurait pu nous faire frissonner. Son air « Stà nell’Ircana » fut bien malmené par des vocalises qui ne décollèrent pas et deux cors naturels sur la corde raide. On a marché sur des œufs dans cet air de part et d’autre.

L’Oronte d’Anicio Zorzi Giustiniani fait montre d’une belle vocalité, d’un timbre agréable manquant cependant d’un brin de naturel et de suavité dans les graves. La voix gagnera certainement en velours avec les années… Le Melisso de Michael Adams fut d’une belle stature. Sa voix offrant un timbre mordoré à la projection royale, on eût aimé en entendre plus.

Le Bradamante de Kristina Hammarström est doté d’un très beau timbre et d’une belle projection. Son jeu est naturel, et sa vocalité colle au texte et aux émotions du personnage que la chanteuse restitue avec bonheur. Le « Vorrei vendicarmi » fut l’exemple même d’une virtuosité maîtrisée, soulignant le caractère héroïque du personnage superbement accompagné par un OSR aux cordes brillantes à souhait !

La Morgana de Siobhan Stagg fut délicieuse d’un bout à l’autre de l’opéra. « Tornami a vagheggiar », air plein de malice, fût ourlé de belles coloratures soulignées par un orchestre rutilant. Son interprétation tout au long de l’opéra fut un bonheur et son air « Ama sospira » témoigna de l’émotion que permettent une vocalité généreuse et un instrument sain et totalement maîtrisé. On aurait aimé que le violon solo fut aussi libre que la soliste dans cet air somptueux. Son « Credete al mio dolore » restera un des plus beaux moments musicaux de cette soirée, la soprano australienne déployant beaucoup d’émotion dans un duo déchirant avec le superbe violoncelle de François Guye dont on goûte régulièrement la juste musicalité et le style parfait et qui a su ourler magnifiquement son discours avec celui de la chanteuse.

L’Alcina de Nicole Cabell fut, avec l’Orchestre de la Suisse Romande, de loin l’élément superlatif de la soirée : qu’elle soit prête à égorger son amant pour prouver son amour à Ruggiero, éplorée dans « Ah mio cor », sa voix porte le texte et l’émotion comme aucun autre sur le plateau. Son regard embrase la scène et incarne cette femme tiraillée entre amour et esprit de vengeance… L’air « Ah Ruggiero crudel - Ombre pallide » fut splendide, et malgré ses pouvoirs, Alcina reste une femme et éprouve la douleur et les désespérances du sentiment amoureux, passant de la plus vive déploration à la haine viscérale, propre à son essence de sorcière, en nous faisant vivre des émotions musicales puissantes.

Une bien belle inauguration pour ce nouvel opéra genevois, qui ravira les mélomanes et laissera certainement un peu sur leur faim les spectateurs à la recherche de théâtre.

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