La Juive d’Halévy, opéra des mystères, opéra des trésors cachés. Le livret d’Eugène Scribe fait d’un moment historique – le Concile de Constance de 1414, dans le contexte des guerres hussites que mena l’empereur Sigismond – le chronotope de tout un faisceau de drames personnels. L’actuelle mise en scène d’Olivier Py à l'Opéra de Lyon parvient à actualiser l’œuvre de 1835 de façon extrêmement percutante, en lui adjoignant des strates historiques supplémentaires. C’est un retour majestueux au répertoire lyonnais de ce grand opéra français, immense succès en son temps et jusque dans les années 30 du XXe siècle.

L’intrigue est simple : le prince Léopold, déchiré entre l’amour et le devoir, est de retour à Constance, ce dont se réjouit non seulement son épouse Eudoxie, nièce de l’empereur, mais aussi la pieuse Rachel, son amante, à qui il donne le juif Samuel, car son père Éléazar se révèle aussi intolérant que l’Empire. Les amants s’exposent à la vindicte populaire, paternelle et politique, lorsqu’éclate le scandale – qui n’aura pour seules victimes que Rachel et son père, grâce au sacrifice final de celle qui aura trahi cet amant refusant catégoriquement de l’épouser, faute de le pouvoir… Même le rôle-titre est autre qu’on ne le croit, mais il ne le saura jamais.

Mais le drame romantique, d’essence tragique, ne s’arrête pas là, grâce à la mise en scène puissante mais sobre d’Olivier Py. Elle renonce à tout le faste qui a pu faire le charme initial de l’exotisme médiéval : il s’agit d’une actualisation de l’œuvre non par le retour en arrière, mais par une progression historique. Impossible de représenter La Juive aujourd’hui sans montrer à travers l’antisémitisme encore plus culturel que racial du début du XIXe siècle les sinistres augures du plus grand crime contre l’humanité du XXe. Aussi les références intertextuelles et historiques sont-elles nombreuses. Le monumentalisme des décors (Pierre-André Weitz) encadre les marches en marbre noir de hautes tours gris foncé, murs ou bibliothèques gigantesques (leur contenu passe à l’autodafé) dont la disposition, l’hermétisme nu et l’atmosphère angoissante font immédiatement penser aux stèles du Mémorial pour la Shoah ou à l’architecture torturée du Musée Juif, à Berlin.

Parallèlement, les costumes des participants au Concile de Constance et les gardes impériales renvoient à l’Italie fasciste, et son président, en réalité le cardinal de Brogni (à qui la basse à tous égards noble de Roberto Scandiuzzi sied merveilleusement), se mue en chef du Saint-Siège. L’habit fait le pape, et nous voyons ainsi un Pie XII qui se prononce plus vigoureusement contre les persécutions des juifs que ne l’a fait son modèle historique. C’est ici que se réveillent les intertextualités, littéraires et visuelles. Le Vicaire de Rolf Hochhuth rayonne sur la scène à travers son adaptation cinématographique, l’Amen de Costa-Gavras. Comme dans le film de 2002, où on voit le paysage à travers les portes ouvertes de wagons de train revenant vide d’Auschwitz, c’est à travers la Pologne enneigée, hivernale et hostile, dont les arbres ressemblent à des piques, qu’on saisit le drame qui se déroule en Europe centrale, au fond de la scène, parfois visible, parfois invisible, parfois parcellaire, comme dans des cadres photo, mais toujours présent.

Enfin, notre propre actualité se trouve rappelée de façon forte et engagée : la foule haineuse des persécuteurs brandit des pancartes sur lesquels on lit : « À mort les étrangers », « La France aux Français ». Lorsque crie la populace « Plongeons dans le lac / cette race rebelle et criminelle », c’est la Méditerranée que nous y entendons, fatalement.

Cette Juive cependant ne serait pas de Py si elle n’avait aussi ses moments futiles, pour ne pas dire voyeurs. Léopold/Samuel se révèle un peu moins tragique qu’inconsistant coureur de jupons, à qui Eudoxie fait un charme permettant au spectateur de se rincer l’œil grâce à des vues imprenables sur la cuisse impériale. Rouge, le bas de la princesse, remis puis enlevé à nouveau, constelle emblématiquement l’escalier monumental au début de l’acte III. Ce couple-là, c’est JFK et Marylin : la robe d’Eudoxie semble chanter « Diamonds are a girl’s best friend », et la voix adéquate (un brin trop poussé dans les aigus) et l’aura de Sabina Puértolas vont dans le même sens. Quel contraste avec le saisissant soprano plus lyrique et ample de Rachel (Rachel Harnisch), capable de transmettre autant la fureur que le pathos sobre. Son duo « Que mon cœur t’appartienne » avec Enea Scala – une voix souple, dont les montées en aigu sont des exploits de puissance et excusent une légère altération du timbre – mériterait de figurer parmi les tubes de l’œuvre, dont on ne retient souvent que le célèbre « Rachel, que du Seigneur », auquel le très expressif et flexible Nikolai Schukoff rend l’hommage qui lui est dû.

Pur éblouissement sous la baguette de Daniele Rustioni – confirmé comme chef musical de la maison à partir de 2017 – l’orchestre de l’Opéra de Lyon rend remarquablement grâce à la partition chatoyante d’Halévy. La harpe y a ses heures de gloire, comme le cor anglais, seul ou en duo avec le hautbois ou la clarinette, et on se languirait d’entendre l’œuvre une fois sans coupure aucune – le régal musical serait assuré. Les chœurs ont une part considérable dans le succès de cette reprise d’Halévy : furieux ou religieusement subtil, sur ou hors scène, l’engagement de chaque chanteur est total, les phrasés amples et l’articulation pointilleuse.

Riche en tableaux puissants, l’opéra se clôt sur le plus poignant : descendant dans la « cuve d’airain », bûcher duquel se dégage une fumée tristement équivoque, Rachel est une Jeanne, un Jan Hus, une victime gazée à Auschwitz par les nazis, une jeune femme angoissée dans un refuge pour migrants incendié dans l’Allemagne de 2016. Le pape a une fille – et elle est juive.

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