Programmé dans le cadre du Festival pour l’Humanité de l’Opéra de Lyon en ce mois de mars, aux côtés de La Juive (Halévy), de Benjamin, dernière nuit (Tabachnik) et de Brundibar (Krása), l’Empereur d’Atlantis est l’une de ces œuvres qui font froid dans le dos. Écrit dans le camp de concentration de Terezín, comme nombre d’autres compositions réalisées par Viktor Ullmann entre 1942 et octobre 1944 (sa déportation à Auschwitz, où il mourra), l’opéra fut porté jusqu’à la générale, puis vraisemblablement interdit de toute représentation. Si son manuscrit n’avait été confié à un ami, puis transmis à l’écrivain autrichien Hans Günther Adler, il aurait disparu comme d’autres pans importants de l’œuvre d’Ullmann : paradoxalement, c’est la production issue de sa déportation qui est la mieux préservée. L’Empereur d’Atlantis a aussi cette exceptionnelle valeur de témoignage de la surprenante activité culturelle, tolérée, voire encouragée par les Nazis à Terezín, qui utilisaient ce camp parfois à des fins de propagande, « vitrine » montrée dans des situations complètement artificielles notamment au Comité International de la Croix Rouge.

Et si la Mort cessait son travail ? Que l’on s’imagine la portée symbolique et politique de cette hypothèse à la base de l’Empereur dans le contexte de sa (non-)création... La fable dramatique se déroule dans un empire utopique, dont le souverain doit constater que son véritable pouvoir de décider de la vie ou de la mort de ses citoyens et soldats s’arrête là où celui de la Mort commence. Mais cette rivale est en refus catégorique d’exécution (le sous-titre emblématique, à double lecture au moins, c’est Die Tod-Verweigerung, littéralement soit « l’insoumission de la Mort », soit « le refus de la mort »), situation d’un potentiel anarchique considérable. Elle amène l’empereur à s’approprier idéologiquement le phénomène et à « accorder » magnanimement, et surtout pour sa propre propagande, la vie éternelle aux soldats. Mais comme pouvoir mourir peut aussi représenter une bénédiction pour ceux qui sont dans les griffes d’une souffrance inéluctable, la Mort accepte de reprendre son sale boulot, à une condition près : que l’Empereur soit donc le premier à lui succomber à nouveau.

Musicalement, cet opéra de chambre expressionniste, dont l’orchestration originale se résume à 15 instruments (c’est la version montrée au TNP), est un défi aussi. L’atonalité de la composition n’est pas pour autant un synonyme de dislocation harmonique, de fragmentation ou de dissonance – même si le disciple de Schönberg est ici clairement reconnaissable. Au contraire, Vincent Renaud dégage dans les premiers instants un quatuor, puis un quintette de cordes d’une intensité vibrante et d’une beauté vivifiante, en frappant contraste avec la suite, souvent moqueuse et satirique, parodie ou réponse à des références aussi populaires que savantes. Il y a du Brahms comme du Brecht dans ces citations qui interpellent l’auditeur-spectateur, et la mise en scène de Richard Brunel, puis la dramaturgie de Catherine Ailloud-Nicolas font de l’Empereur une expérience très originale, auquel le public réserve un accueil chaleureux, en dépit de la difficulté que représente la partition musicale pour des oreilles moins habituées à cette esthétique.

On y trouve, certes, des bribes de numéros de divertissement, mais à côté du caf’-conc ou du cabaret berlinois, on s’aperçoit qu’Ullmann détourne aussi nombre de classiques : tout d’un coup, la Mort n’est plus la faucheuse comme dans le Schnitterlied folklorique du XVIIe siècle, mais un jardinier qui plante. Sa « pique » issue de l’Épître aux Corinthiens a fourni quelques paroles célèbres au Deutsches Requiem de Brahms, qu’Ullmann coupe très symboliquement, ravissant ainsi à l’Enfer sa victoire, et au Nazis leur Sieg (« Tod, wo ist dein Stachel ? Hölle, wo ist Dein… »). Danse macabre ou macabre tout court – dans l’interlude nommé « Les morts-vivants », l’humour de l’Empereur d’Atlantis n’est plus grinçant, mais virulent, mordant de toutes ses forces, comment pourrait-il ne pas l’être ? La basse très expressive de Piotr Micinski incarne la Mort avec beaucoup de talent ; Mikkel Skorpen en Soldat et Arlequin, dont l’accent allemand pose parfois problème, semble un peu plus fatigué, mais cela correspond bien à ses rôles. Son duo avec le ravissant et cristallin soprano Andromahi Raptis ne manque cependant pas de romantisme. La présence scénique de Judith Beifuss, dont le mezzo, particulièrement intéressant dans ce répertoire, a encore de menues aspérités dans le passage des registres, contribue beaucoup à l’efficacité du jeu, et il faut souligner la qualité d’Alexander Kiechle (basse) comme Haut-parleur et de Samuel Hasselhorn (baryton) dans le rôle-titre.

Le choral luthérien par excellence (« Ein’ feste Burg ist unser Gott »), magnifique quatuor vocal grâce aux interprètes, torturé harmoniquement, apporte à l’œuvre sa clôture en sentence, à la manière d’un onzième commandement légué en testament : « Tu ne conjureras pas vainement / le noble nom de la Mort ».

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