Chroniques

par bertrand bolognesi

Ariodante
dramma per musica de Georg Friedrich Händel

Opéra de Lausanne
- 15 avril 2016
Ariodante de Händel à Lausanne : un miracle absolu du génial Stefano Poda !
© marc vanappelghem

Il y a huit ans, après avoir vu de nombreuses productions d’opéras d’Händel, j’exprimais mon désarroi par un long article paru dans le magazine britannique The Organ. Loin d’une complaisante pédanterie, l’autocitation qui suit n’a pour fonction que de situer un certain état d’esprit qui, avant cette saisissante représentation à l’Opéra de Lausanne, avait conduit à la lassitude et au renoncement : « la reconstitution ne fonctionne pas plus que l’élucubration. Lustre poussiéreux autant que prétentieux ici, cérébralité ennuyeuse là, ailleurs mièvrerie trash et incohérente […] Est-ce à dire que les opéras d’Händel n'auraient plus rien à nous dire ? Doit-on en conclure que les raffinements de cette musique devraient désormais se trouver bien heureux qu'on les écoute en version de concert ou sur disque, sans tentatives d'incarnation ? […] Il semble que les metteurs en scène aient aujourd'hui à méditer la place à accorder non seulement à l'analyse dramaturgique d'une œuvre et à l'impact scénographique de sa transmission, mais à la direction d'acteurs, ce qui revient à dire que l'évidente théâtralité du matériau händélien contient certainement le renouvellement d'une inventivité perdue derrière laquelle tous ont l'air de courir… en vain ».

En est-il beaucoup, des soirs comme celui-ci ?
Non, assurément non. Sans doute le miracle doit-il demeurer rare – le risque de décrochage de l’ici-bas serait trop grand –, car c’est pour nous élever qu’il s’abat. Ariodante n’est certes pas l’ouvrage le plus aisé à réaliser. Et pourtant ! Toute la Sinfonia est donné sans théâtre, dans l’obscurité. Puis le rideau se lève dans une extrême lenteur, sur le prélude de la première aria. Un univers minéral, encore indéfini, se dessine dans le clair-obscur. À travers l’énigmatique opalescence des vitres l’on devine en haut de scène un champ de blé. L’écriture très précise de la lumière révèle deux salles, l’une arborant une multitude d’yeux quand l’autre s’équipe d’autant d’oreilles. S’ensuivra naturellement un espionnage incessant, au service de l’infâme complot de Polinesso – ici l’on voit ce qui se dit à côté, là où l’on entend quoi voir ailleurs… Ainsi le piège prend-il place d’emblée, sous un éclairage si changeant qu’il fait bouger le décor pourtant fixe. Loin de tout réalisme, la démarche convoque d’autres moyens pour plonger chanteurs et spectateurs dans la tourmente. Dalinda déclare sa souffrance amoureuse : un blanc cru aveugle l’air, comme elle s’illusionnera jusqu’à trahir Ginevra. Durant l’air maléfique de Polinesso, les épis de blé se soulèvent, laissant apparaître des mains, étranges racines suppliantes. La dimension résolument poétique de ce sous-sol en lévitation, où le pain grandit sur une fumure félonne, happe avantageusement l’imagination du public, bientôt conduit à rêver plutôt qu’à s’expliquer ses mystères.

Ariodante vient ouvrir un couloir entre les deux salles polinessiennes ; il invite dans un carré idéal, sans bas-reliefs indiscrets, havre de pureté dont le sol-miroir favorise un sentiment d’éternité, de paix céleste. Si le geste toujours était tendu jusqu’à lors, la suspension de toute agitation, y compris au plus extravagant de l’ornementation vocale, agit par contraste. La béatitude amoureuse se vante de n’avoir « plus à redouter les rigueurs du sort » : au contraire, le dispositif se ferme sur l’aria jusqu’à contraindre le héros à bondir dans la fange, rejoint par le malheur. À partir de cette heure des crimes qui scelle le final de l’Acte I, contrepointée par l’attachant Lurcanio, si fébrile, on pourra résumer l’opéra à la reconquête du paradis perdu, par-delà l’abjection du monde et l’acharnement des méchants. D’un lamento l’autre, jusqu’à la déploration, l’acte médian est irrésistible d’émotion, approuvant le pouvoir de la musique et de la voix à toucher les âmes. Épreuves, initiation ? La mort rôde, elle frappe, ment, affole. Après le muet θρέομαι, atroce, dans le sfumato endeuillé de la scène vide les mains descendent pour enserrer tour à tour chaque cœur du couple séparé. Les Parques en décideront autrement. Après qu’on ait vécu la résurrection d’Ariodante, la révolte de Dalinda et le duel de Lurcanio et Polinesso, qui déboute le scélérat et réhabilite Ginevra en son honneur, un phœnix visite l’ultime duo : dit-il la mésaventure du chevalier ou indique-t-il le sommeil des démons… jusqu’à la prochaine fois ? Noces amères, cette fin n’est pas heureuse. De la lecture de Stefano Poda, auteur des décors et costumes, de la lumière, de la chorégraphie et de la mise en scène de cet exceptionnel Ariodante, jamais ne s’éteindra l’heuristique des songes – ces épis de la guerre intestine entre ennemis héréditaires, ils continuent de croître.

Miracle, encore, lorsque le septuor vocal répond aux exigences de l’œuvre et s’engage pleinement dans la proposition scénique. Il faut féliciter l’Opéra de Lausanne d’avoir su mettre tous les atouts de la réussite dans cette nouvelle production, sans négliger le moindre rôle. Ainsi de l’Odoardo de Jérémie Schütz, à l’émission ferme et au timbre doux. On retrouve avec plaisir Juan Sancho – applaudi en Cosroe de Siroe [lire notre chronique du 26 novembre 2014] –, usant d’abord d’une souple légèreté en Lurcanio qui soupire en vain, avec une remarquable montée en voix mixte, puis agressif à souhait (deuxième acte), ainsi que Johannes Weisser, Roi d’Écosse à l’autorité suave dont l’air du II laisse pantois [lire notre chronique du 4 avril 2015]. Un peu fragile dans les premiers pas, le jeune soprano Clara Meloni gagne bientôt en stabilité et en impact. S’il nous avait moins plus en Tolomeo de Giulio Cesare ici-même [lire notre chronique du 18 avril 2008] – un rôle dont il s’est quasiment fait une spécialité [lire nos chroniques du 23 janvier 2011 et du 23 août 2012] –, Christophe Dumaux, pour ne pas déroger au plaisir d’incarner un vilain, campe un Polinesso à la perfidie d’autant plus efficace qu’elle avance masquée.

Le couple est admirable.
La richesse de l’éventail de nuances, la couleur séduisante et l’extrême ciselure dans l’ornement rassemblent Marina Rebeka et Youri Minenko comme l’amour réunie Ariodante et Ginevra. Le soprano livre une incarnation captivante, quand le jeune contre-ténor ukrainien bouleverse trois actes durant. Dans les duos elle a d’incisif la passion et de la tendresse il possède l’onctuosité. Encore révèle-t-il une saine agilité, dès sa deuxième aria de l’Acte I. On ne résiste pas à cette voix tour à tour caressante, affilée, souple et colorée – bouleversante, toujours –, pas plus qu’à l’Orchestre de Chambre de Lausanne auquel s’est ajouté le continuo baroque – Mauro Valli au violoncelle, Michel Pasotti au théorbe, aux clavecins Andrea Marchio et Diego Fasolis qui mène le jeu, ici-même salué pour son Rinaldo [lire notre chronique du 27 mai 2011], dans une expressivité sensible mais sans heurs où la lumière moirée des cordes se fait évocatrice.

L’article de The Organ s’achevait sur le vœu pieux qu’un jour, peut-être, un artiste oserait la spiritualité, la métaphysique et l’émotion… Voilà le vœu réalisé. Ariodante se donne jusqu’au 24 avril : n’hésitez pas.

BB