Il paraît toujours délicat de comparer des représentations lors d’une critique. Ainsi, le compte rendu d’un spectacle doit davantage se concentrer sur les forces présentées sur le moment et ne pas offrir un comparatif entre ce qui a déjà été entendu et vu. Pourtant, lors de la création de cette même production à Marseille en 2007, l'émotion était à son comble et la salle entière bouleversée. Ce spectacle était à l’époque dominé par l’incroyable performance de Patrizia Ciofi, alors au sommet de son art. La reprise de cette Lucia semble avoir moins résisté au temps. Comme s’il en fallait encore des preuves, la réussite d’une production repose bien entendu sur sa distribution. Si près de dix ans séparent ces deux spectacles, l’impression qu’elle dégage aujourd’hui demeure moins forte que dans le souvenir. Comment expliquer alors ce curieux revirement ?

Donizetti, en créant Lucia, avait mis dans sa partition tous les éléments pour faire de cet opéra un drame puissant et le succès fut immédiat lors de la création au San Carlo en 1835. Prenez une histoire d’amour impossible entre deux jeunes amants dont les familles sont irrémédiablement ennemies, ajoutez-y un livret lisible, une musique virtuose et justement tragique et surtout, la représentation du déchirement amoureux et vous obtenez l’œuvre de référence du drame bel cantiste. Si la première partie de ce spectacle nous a fait rentrer doucement dans l’atmosphère si singulière de cette partition, nous sommes restés en retrait lors de la seconde.

Et pourtant le casting vocal réuni s’avère globalement convainquant et homogène. Commençons donc par la Prima Donna. Zuzana Markova ferait une bien belle Traviata mais Lucia semble un emploi quelque peu délicat pour ses épaules. Soprano lyrique davantage que colorature, elle séduit grâce à une technique très solide et des aigus rayonnants et limpides. Mais Lucia n'est pas Traviata et la délicatesse, la souplesse et la virtuosité posent parfois problème. Son « Regnava nel silencio » souffre d’une appréhension visible, due à l’entrée en scène. La scène de folie est très bien chantée mais le personnage possédé est absent. Alors oui, cette Lucia est à des années lumières des hystériques ensanglantées (ce dont on ne saurait se plaindre) ; mais l’émotion vient à manquer et l’on semble plus assister à une leçon de chant qu’à une véritable incarnation théâtrale. Le duo formé avec l’Edgardo de Jean-François Borras ne manque pas de charme mais le ténor semble frappé du même mal. Là aussi la technique est appréciable et la voix n’est jamais malmenée. Pourtant, impossible d’oublier sa main coincée dans sa chemise, lors de sa scène finale, du fait d’une capsule de sang qui visiblement faisait de la résistance pour s’ouvrir. Cette insignifiante aventure aurait pu en rester au stade de l’anecdote mais, ce faisant, son interprétation s’est avérée aussi propre que sa chemise souhaitait le rester. L’air « Tombe degl’avi miei » apparaît davantage proche de L’élisir d’amore que de Lucia. Un Nemorino charmant mais un Edgardo un peu trop lisse à notre goût. Ultime protagoniste, et pas des moindres, l’Enrico de Florian Sempey s’avère être le personnage le plus crédible tant sur le plan vocal que scénique. La voix est superbe et puissante. À la vue de sa prestation de haute tenue, difficile de ne pas comprendre pourquoi Lucia lui cède. Le reste du casting s’avère très homogène. 

Les chœurs de l’Opéra Grand Avignon satisfont tout à fait à leur emploi tout comme les musiciens de l’Orchestre Régional Avignon-Provence. Il faut reconnaître que la direction musicale de Roberto Rizzi-Brignoli est très inspirée. Le chef insuffle une puissance dramatique très appréciable. Les tempi sont justement dynamiques et l’homogénéité d’ensemble est perceptible. 

Reste la mise en scène de Frédéric Bélier-Garcia. Nous cherchons encore la représentation de « la fontaine » comme « espace de ce spectacle » ainsi qu’indiqué dans la note d’intention. Un demi-cercle noir où sont projetées des branches faisant penser à une forêt entoure le plateau. Les personnages semblent enfermés dans cette sorte d’arène angoissante. Des éléments de mobiliers viennent s’ajouter à ce dispositif scénique et ainsi faire varier les situations à voir. Le tout fonctionne très bien et les images sont souvent très plaisantes. Malheureusement, les lumières quelques peu brouillonnes du spectacle manquent souvent de réalisme. La direction d’acteurs est également convenue quand celle-ci n’est pas absente. Résultat, le drame peine quelque peu à toucher. 

En définitive, côté « beau chant » cette Lucia a rempli ses promesses. Côté drame, folie, sang et passion, il faudra plutôt l'imaginer. Nous resterons donc avec nos souvenirs en tête. Souvenirs d’un vrai drame qui, il y a dix ans, nous avait laissé dans le spleen plusieurs jours durant. Ainsi les Lucia s’enchaînent et ne se ressemblent pas.

***11