Pour le dernier spectacle de la saison 2015/16, l’Opéra National de Lorraine a choisi une œuvre du répertoire, Lucia di Lammermoor, ce qui sans doute devait lui garantir à la fois une belle présence du public et un succès presque assuré. Pari réussi... seulement en partie.

Le dépaysement promettait pourtant d’être total sur un espace où les images vidéo, prenant toute la largeur du fond de la scène, nous amenaient dès les premières notes dans un pays lointain au bord de la mer… mais l’image de l’eau, essentielle sur les vidéos projetées (celle de la mer, ou d’une cascade lorsque la menace de la vision du puits apparaît, ou condensée dans des nuages gris menaçants) perd un peu de sa magie dans des allusions souvent trop explicites. Il arrive ainsi que la vidéo, loin de mettre en valeur le contenu des scènes, devienne une sorte de décor supplémentaire paradoxalement statique. Il y a bien sûr des exceptions, comme celle apportée par un superbe cheval blanc qui se précipite sur le public, sorte de médium entre le monde des morts et des vivants, métaphore saisissante de l’élan et la force de l’âme et, en même temps, messager des malheurs qui s’annoncent déjà. Mais c’est bien le statisme qui domine la scénographie tout au long de l’opéra : l’action se situe dans un seul et même lieu, toujours reconnaissable malgré l’ajout d’un bureau par ci, d’une scène de théâtre par là. Le plateau devient ainsi un espace dépouillé, mais ce qui pourrait être un véritable atout porte finalement préjudice à l’ensemble : le bureau d’Enrico ressemble étrangement à la salle des fêtes qui ressemble trop au cimetière de la scène finale. On se trouve de surcroît devant de grands espaces scéniques qui ne sont pas investis : les personnages interviennent sur le devant seulement, se parlent parfois à quelques mètres les uns des autres, même dans les scènes les plus dramatiques.

Dans ce cadre finalement assez fragile, le jeu des chanteurs devient essentiel pour apporter toute la crédibilité nécessaire à l’histoire. C’est ici que le pari paraît plus réussi : Lucia et Edgardo se révèlent de vrais amants troublés par le poids de leurs familles, tandis qu’Enrico et Raimondo nous plongent dans les dessous implacables des devoirs familiaux… Revenons à Lucia (Erin Morley), à la fois superbe dans sa tenue évoquant l’Amérique très « Grease » des années 50 et très inquiétante dans sa robe de mariée tâchée de sang. Elle relève le défi de ce belcanto exigeant grâce à des talents indéniables : aux côtés d’une véritable présence scénique, elle fait entendre des aigus et des vocalises tout à fait propres et une agilità bien maîtrisée. Or l’on constate un certain manque de clarté dans les graves et du pétillant inhérent à Donizetti, ce qui pourrait s’expliquer sans doute par le peu d’expérience de la soprano américaine dans ce type de répertoire (aspect que sa biographie confirme). De son côté, Edgardo (Ramë Lahaj), avec une tenue champêtre qui ne semble pas s’adapter au rôle de seigneur mais plutôt à celui de valet, possède un très beau timbre, très puccinien, mais manque de projection à certains moments-clé de l’œuvre (« t’amo, ingrata, t’amo ancor! »), montrant aux passage quelques défauts de justesse dans les aigus. Les voix graves ont beaucoup plus (trop ?) de projection : tout d’abord celle d’un superbe Enrico (Jean-François Lapointe), doté d’une imposante présence scénique, se révélant être un homme d’affaires cruel et désabusé (dont la ressemblance physique avec Bernard Tapie est troublante !), à qui il arrive d’écraser les autres voix, surtout celle d’Edgardo, mais qui nous livre de moments très épurés, notamment lors de la scène de folie… Enfin, belle projection que celle d’un tout aussi superbe Raimondo (Jean Teitgen), qui malgré une présence scénique moins affirmée, assume son rôle vocal avec force et conviction. Normanno, Alisa et Arturo sont également convaincants dans leurs rôles respectifs et ont participé à la belle réussite du fameux sextuor de l’acte II. Les parties chorales sont également bien menées, avec un beau jeu de sonorités, notamment dans le chœur des chasseurs.

Malgré un début plutôt dubitatif (des vents notamment), l’orchestre ménage la partition avec sobriété et précision. On pourrait reprocher au chef Corrado Rovaris un certain manque d’entrain dans la direction, mais l’on comprend vite que le jeu solide et bien placé est l’enjeu principal de sa conception orchestrale, au détriment des accents du premier romantisme auxquels l’on pourrait légitimement prétendre. Mais l’on apprécie toutefois une lecture de la partition parfaitement intégrée à son époque qui ne se laisse pas séduire par le style trop verdien qui attire tant d’autres chefs et qui n’a résolument pas sa place ici.

Enfin, la scène de la folie tant attendue tient seulement en partie ses promesses : la mise en abîme souhaitée (sorte de tragédie dans la tragédie, avec Lucia posée sur une scène de théâtre aux accents kitsch et entourée d’ampoules) déçoit un peu, non tant par sa simplicité, mais par une relative absence d’identification avec le personnage. Le jeu de lumières n’apparaît pas suffisamment exploité par ailleurs, aussi bien sur la scène de la folie qu’ailleurs : le rouge surgit effectivement sur le fond de la scène de folie puis sur la mer à la fin de l’opéra, lorsqu’Edgardo se donne la mort, mais il accompagne ces passages de manière trop prévisible. Signalons enfin la présence de l’harmonica de verre dans cette même scène, qui apporte une sonorité d’une étrange beauté et accentue de manière saisissante la folie de Lucia, comme dernier élément venant compléter un spectacle vocal et scénique présentant des lumières et des ombres.

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