On nous avait certes garanti une production exempte de têtes emperruquées et de décors à dorures, mais pas grand-chose ne nous avait préparé à une telle radicalité de mise en scène. Insoutenable, le prologue donne à voir un Guglielmo grimé en colon malmener puis violer une jeune africaine, avec la complicité d’un plus effacé Ferrando. Difficile de ne pas se demander ce qu’ont pu penser les adolescents ayant assisté à une telle scène au hasard d’une sortie pédagogique – on sait qu’il y en a eu – ou du déroulement, tout au long de l’opéra, de scènes analogues, faisant des corps de figurants noirs l’écran des désirs impérieux des blancs et des blanches. Christophe Honoré n’est pas le premier à extraire de l’étrange livret de Da Ponte une férocité certaine : Haneke, notamment, avait déjà su percevoir avec une acuité très cinématographique la cruauté et la perversion sous-tendues par cet insolite marivaudage. La nouveauté réside donc dans cette cohabitation entre prise au mot d’une pensée sadienne et contexte colonial et fasciste – l’Erythrée mussolienne. Et c’est finalement le parallèle avec le Salò de Pasolini qui frappe, et avec lui une tentation similaire de détourner le regard, comme par crainte de confirmer son célèbre aphorisme : « rien n’est plus contagieux que le mal ».

Pour ne rien arranger à l’affaire, la délicatesse et la sensualité de la direction de Louis Langrée, plus respectueuses de la partition tout en appuyant plus volontiers le clair que l’obscur, comme pour accorder au spectateur un peu de répit, semblent continuellement s’inscrire en décalage avec la violence mise à l’œuvre, tant leur légèreté, quoique vive, détonne. Ce sont finalement les interprètes, formidables, qui lient le tout en faisant montre non seulement de qualités vocales et musicales incomparables, mais également d’un jeu d’acteur impressionnant. L’américaine Kate Lindsey, redoutable d’énergie et à la ligne de voix admirablement maîtrisée, campe une Dorabella particulièrement odieuse, en contrepoint avec la Fiordiligi plus douce et évanescente de Lenneke Ruiten, émouvante dans son morceau de bravoure « Per Pieta ». L’ambiguë Despina de Sandrine Piau, aux aigus d’une netteté imparable, insuffle une grâce bienvenue aux tableaux les plus sordides. Joel Prieto prend plus aisément ses marques en Ferrando et nous gratifie d’un très beau « Un aura amorosa ». Nahuel di Pierro et Rodney Gilfry en Don Alfonso, malmenés par la mise en scène, s’avèrent malgré tout solides. Les chœurs du Cape Town Opera, dirigés par Marvin Kernelle, font également merveille, et l’on n’aura de cesse de regretter leur absence sur scène, là où défilent les corps indéfiniment brutalisés des érythréens.

Car deux problèmes se posent à l’issue de l'opéra : celui de la représentation des africains, réduits au silence par les personnages mais également par la mise en scène, tournant en ridicule le blackface sans jamais lui opposer, par exemple, la présence d’un chanteur noir. Il aurait notamment été possible, se surprend-on à rêver, de faire de la servante Despina, devenue ici une blanche déclassée, un des leurs. Et celui, enfin, de la mise en avant de la misogynie du livret, certes inconcevable aujourd’hui, qu’Honoré réduit à un « toutes les mêmes » révoltant, à juste titre, là où Da Ponte et Mozart souhaitaient avant tout dire la possibilité du désir charnel féminin. L’entorse au livret, rendant Fiordiligi consciente du stratagème, mais toujours passive, est également une belle occasion manquée de proposer autre chose. Le spectacle est donc amer, non pas parce qu’il montre avec violence les affres destructeurs du désir, mais parce qu’il n’y oppose jamais un autre regard que celui des bourreaux. Point de pardon, donc, mais beaucoup de sang.

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