Chroniques

par bertrand bolognesi

Make no noise | Silence
opéra de chambre de Miroslav Srnka

Bregenzer Festspiele / Werkstattbühne, Bregenz
- 17 août 2016
nouvelle production de Make no noise de Miroslav Srnka au Festival de Bregenz
© anja köhler | bregenzer festspiele

Voilà un festival qui ne se contente pas de dignement célébrer le grand répertoire : le Bregenzer Festspiele, qui anime les étés du Vorarlberg depuis soixante-dix ans, propose Turandot et Don Giovanni mais encore des raretés, comme cet Amleto oublié de Franco Faccio que nous applaudissions il y a quelques semaines [lire notre chronique du 28 juillet 2016], tout en invitant l’opéra d’aujourd’hui. Après Péter Eötvös l’an dernier avec la reprise du goldene Drache de Francfort [lire notre chronique du 4 juillet 2014] est convié le Kammeroper du jeune compositeur tchèque Miroslav Srnka, que nous découvrions en création au Münchner Opernfestspiele cinq ans plus tôt [lire notre chronique du 2 juillet 2011].

On retrouve une quinzaine d’instrumentistes de l’Ensemble Modern, dirigée cette fois par Dirk Kaftan, placée à l’arrière des gradins, spatialisation naturelle qui favorise la perception du travail électronique d’Oliver Pasquet. En ce soir de première autrichienne, le couple de Make no noise attend en scène le public qui pénètre d’abord bravement la partie dédiée, avant d’assez rapidement taire les habituels jacassements en apercevant les artistes. Une table à droite, deux chaises, un lit d’hôpital côté jardin, reflétés par la glue du sol, pâte rougeâtre évoquant aussi bien l’or noir de la plateforme pétrolière de l’accident de Joseph que le viol d’Hanna – décor et costumes de Katrin Connan, lumière de Markus Holdermann.

Johannes Erath, dont nous voyions tout récemment le Ballo in maschera à la Bayerische Staatsoper [lire notre chronique du 27 juillet 2016] use volontiers du miroir qu’à l’occasion il réinvente en virtuose illusionniste. Un niveau de lecture s’impose derechef, avec les cadavres de mouettes pris en marée noire, quand peu à peu se dessinent d’autres perceptions, au fil d’une mise en scène extrêmement sensible et nettement plus sophistiquée que celle de la création mondiale. L’omniprésence du scénario préalable des deux protagonistes interroge leur trauma, bien sûr, mais encore la culpabilité, le déni, la honte et bien des branches indicibles de l’arborescence infinie des drames intimes. L’étrangeté domine comme un souvenir hallucinant, l’aveuglement qui s’évapore dans l’ultime scène lorsqu’enfin Hanna et Joseph se trouvent, se parlent, s’élèvent dans l’amour au-dessus des fantômes du passé.

Dès l’abord l’oreille est frappée par le murissement de l’approche orchestrale. Il va désormais sans dire que l’Ensemble Modern possède la partition qu’on redécouvre plus diversifiée qu’on s’en rappelait, jouant d’escaliers nauséeux et de discrètes saturations, ainsi que d’une spectralisation qu’on dira mahlérienne (final de la Scène 3, par exemple). Miroslav Srnka entraîne l’écoute dans les méandres de l’effroi intérieur, opposant la difficulté du dire de la jeune femme sourde à la suavité souvent incontrôlée de la parole de l’homme – à l’exception de l’effort de séduction fait pour convaincre le médecin de lui donner accès à sa patiente, d’une douceur irrésistible –, où le monde des autres ne peut être qu’hostile et dangereux. Ainsi les personnages du scénario d’Isabel Coixet (La vida secreta de las palabras, 2005), traduits par le livret de Tom Holloway, avancent-ils dans une obscurité qu’ils finiront par dominer, a cappella, plus forts.

En Martin, ce collègue de Joseph qui lui volait les nuits d’Inge, comme en Patron abusif d’Hanna, Maciej Idziorek révèle un baryton solide autant qu’une évidente présence théâtrale. La belle Inge, qui tente en vain de fuir la situation conjugale par la porte du fond, est honorablement incarnée par Annika Schlicht, mezzo-soprano d’une grande justesse qui prête également son timbre riche à la Doctoresse [lire notre chronique du 10 août 2014]. Le ténor incisif et proprement bluffant de Taylan Reinhard se charge des exécuteurs des basses œuvres : l’Ouvrier complice du viol, puis Simon, le cuistot, toque-derviche au sadisme appliqué.

D’abord dans l’hésitation douloureuse du son qui ne veut pas sortir, dans le handicap redoublé par le choc, Measha Brueggergosman libère bientôt une voix très étendue dont elle use de toute l’expressivité dans une composition qui l’investit terriblement. Désarroi, dégoût, aveux, colère, tout bouleverse, outre des moyens vocaux indéniables dont on admire l’élasticité [lire nos chroniques du 8 octobre 2010, des 30 juillet et 28 novembre 2008]. Enfin, le créateur du rôle, Holger Falk, personnellement engagé dans l’interprétation de la musique d’aujourd’hui, entre une nouvelle fois dans la peau de Joseph. La souplesse indicible de l’instrument, la symbiose avec l’écriture de Srnka, la dynamique magistralement contrôlée, l’impératif dramatique de sa présence, la rudesse de la semi-nudité (tour à tour répulsive et attirante pour Hanna) comme le noueux du geste mènent à l’émotion.

Bénéficiant de tels atouts, cette nouvelle production de Make no noise emporte les suffrages ! Gageons que le compositeur, qui depuis contribua au genre lyrique avec Jakub Flügelbunt und Magdalena Rotenband à Dresde (2011) puis South Pole à Munich (2016), est plus que satisfait.

BB