Après un bel été, c’est avec une légèreté perceptible qu’une foule se pressait ce dimanche soir pour aller écouter une rareté d’Henry Purcell : The Indian Queen, semi-opéra en un prologue et cinq actes, créé en 1695 à Londres. Si l’intérêt de la découverte d’une telle pièce est réel, il n'en reste pas moins que cette version est interprétée par Peter Sellars, dans la lignée de ses mises en espace de pièces telles que sa Passion selon Saint Jean, ce qui en augmente l’intérêt musical strict. 

Un décor fait de façades, encadre le chœur de l’Opéra de Perm et l’Orchestre musicAeterna. Une sombre lumière teintée d’un rouge profond se chargera du drame purcellien. Augurant bien des difficultés à venir de cette histoire indienne, dont les résonances vont bien au-delà de ce peuple et de l’exotisme de la pièce, la mise en espace et en gestes de Peter Sellars est d’emblée efficace.

Dès les danses introductives, le plateau apparaît lentement de ténèbres rougeoyantes. L’Orchestre musicAeterna débute pianissimo pour s’épanouir dans un grand crescendo rayonnant. Sous la direction du chef Teodor Currentzis, le son naît, d’une belle densité. On notera tout au long de l’œuvre un orchestre magnifique, très unifié, un continuo riche et la permanence de la beauté du timbre d’une trompette étincelante, d’une admirable justesse. Grande silhouette effilée, le bas du corps ganté d’une sorte de collant noir, chemise ample boutonnée par l’arrière… autant le dire tout de suite :  le chef ne s’effacera pas du tableau. Musicalement, Teodor Currentzis n’aura de cesse de susciter du regard, du geste, prononçant chaque mot, dans un face à face presque dérangeant avec les solistes, avec lesquels il entretient une promiscuité physique latente. Et si ce n’est pas dans le face-à-face articulant et grimaçant, c’est à coup de talons qu’il dirige ; très sonore, cet artifice de direction lasse rapidement. Mis à part ces quelques réserves, la musique, tel un fleuve inexorable, s’écoule naturellement, suscitant le drame. Tour à tour, les solistes entrent et sortent du plateau, pieds nus, offrant une gestuelle épurée, soulignant avec grâce l’action : cajolante, serpentine et prière, tout à la fois offrande et imploration.

Le plateau est globalement très homogène. A noter peut-être une certaine tension dans les aigus du contre-ténor américain Ray Chenez. Peut-être est-ce dû à une écriture particulièrement tendue du rôle de Hunahpu ? Son collègue français Christophe Dumaux offre un Ixabalanqué au timbre plus sombre et à la voix plus homogène, gravant de bien belles interventions dans ce drame épique et intime à la fois. Thomas Cooley campe un Don Pedrarias Davila à la vocalité de ténor souveraine. Voix pure et saine, très évocatrice, belle projection, sens de la couleur, on espère bientôt l'écouter dans une œuvre qui permettra d’en entendre plus.

L’air « O solitude » de la Dona Isabel de Johanna Winkel offre un solo poignant, un continuo tendre et un cello palpitant, dans des phrasés dont la justesse étreint l’âme. Son « See even Night », grande plainte suspendue sur un tremblement de deux violons et un alto est d’un effet incroyable. La voix presque blanche, souligne l’aspect mystique de cet air sublime. Sir Willard White intervient peu, néanmoins son magnifique timbre de baryton et sa diction font de ces quelques interventions des moments musicaux de tout premier ordre. Chez lui, ce potentiel de résonances graves procure le sentiment d’une voix énormissime : une expérience en soi !

Au deuxième acte, le Don Pedro de Alvarado de Jarrett Ott nous offre autre chose que la présence somptueuse et hiératique du premier acte. Homme de pouvoir, regard inquiétant, féroce, entre suavité animale et érotisme angélique. Que dire de cet homme si ce n’est que sa voix mordorée et puissante, ses expressions et son style en font un espagnol bien inquiétant dont on ressent la force passionnelle ayant envoûté le timbre chaud de la Teculihuatzin de Paula Murrihy. Chez elle, le chant n’est plus. On entend la tragédie de cette femme écartelée entre l’amour de son peuple et l’emportement irraisonné de son cœur, esclave de son amant. Comme on la comprend, dans ce dilemme presque Cornélien. Un duo central qui aura porté haut le lyrisme et la théâtralité de cet opéra. Pour finir, la voix off de Maritxell Carrero intervient régulièrement pour ponctuer et clarifier l’action. Elle en donne une appréciation plus contemporaine : l’effet est saisissant, augmentant la dramaturgie déjà soulignée par un continuo grondant.

Le chœur, comme dans la tragédie grecque est l’omniprésent témoin du drame. Très homogène, beau dans sa capacité de grandes dynamiques, on relève malgré tout des soprani peu charpentées et des alti bien pâles. Les basses offrent quant à elles un bien bel écrin à l’ensemble. Si ces défauts sont latents, ils n’empêchent pas la cohésion musicale et n’entravent pas les émotions. On se souviendra longtemps du poignant « Hear my Prayer », dos au public après le massacre des indiens.

Tout le sujet de cet opéra est clairement chanté par les deux contre-ténors : « Nul Empire ne saurait durer en s’appuyant sur l’esclavage ! »  et l’œuvre se clôt sur un message que nous pouvons tous ressentir aujourd’hui. « Qu’il n’est rien, non rien en quoi avoir confiance ici-bas ». En ressortant, chancelant et ému, on avait clairement vécu un magnifique moment musical somptueusement mis en espace par un Peter Sellars magistral. 

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