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Die Tote Stadt à Bâle : la triomphale revanche de Korngold

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Bâle. Theater Basel. 17-IX-2016. Erich Wolfgang Korngold. Die Tote Stadt, opéra en 3 actes sur un livret de Paul Schott, librement adapté de la nouvelle de George Rodenbach « Bruges la Morte ». Mise en scène : Simon Stone. Décor : Ralph Myers ; Costumes : Mel Page ; Lumières : Roland Edrich. Avec : Rolf Romei, Paul ; Helena Juntunen, Marietta/Marie ; Sebastian Wartig, : Frank/Fritz ; Eve-Maud Hubeaux, Brigitta ; Ye Eun Choi, Juliette ; Sofia Pavone, Lucienne ; Karl-Heinz Brandt, Victorin ; Nathan Haller, Graf Albert. Chœur du Theater Basel, Knabenkantorei Basel, Mädchenkantorei Basel, Maîtrise du Theater Basel (chef de choeur, Henryk Polus), Sinfonieorchester Basel, direction : Erik Nielsen.

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Le public de Bâle est sorti de sa réserve coutumière pour accueillir la première de l'opéra « dégénéré » de Korngold avec une très longue ovation adoubant de concert l'intelligence de la mise en scène et le haut vol musical. 

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Au risque de la redite, répétons combien il faut de temps pour rattraper les dégâts du totalitarisme. Ce ne sont pas cinq petites années et puis s'en vont. Dans le cas de Korngold, dont la musique fut qualifiée de « dégénérée » par les nazis, ce furent même dix fois plus : cinquante années qui s'écoulèrent avant que l'on reconnût la place, entre Strauss et Puccini, d'un compositeur qu'on tenta même de faire passer pour un « simple » auteur de musique de films hollywoodiens. Confessons nous-même la circonspection avec laquelle, au sortir de Wagner, nous accueillîmes, en 1975, le magnifique enregistrement RCA de Leinsdorf qui révélait enfin Die Tote Stadt (quel titre intrigant !), l'opéra emblématique d'. Un opéra d'une écriture plutôt complexe avec son tube et demi, le Lied de Marietta, énoncé au bout de 30 minutes, seulement repris aux dernières mesures et, dans une moindre mesure, celui de Pierrot au II : on a connu plus racoleur avec les leitmotivs du grand manipulateur de Bayreuth !

L'Opéra de Bâle vient de réaliser, avec la passion et les moyens que l'on sait, une version d'une lisibilité exemplaire pour une œuvre qui, hier encore, croulait quelque peu sous l'opulence orchestrale d'une intrigue fantastico-mystique noyée dans la brume des canaux de Bruges. Le jeune impose ici en maître sa première mise en scène lyrique en évacuant le XIXe siècle du scénario, au profit d'une vision cinématographique, d'un suspense hitchcockien situé dans les années 70 sous l'auspice de Godard et Antonioni, dont les affiches de Pierrot le fou et de Blow up tapissent de façon classieuse les murs de l'appartement de Paul. Il ne manque effectivement que celle de Vertigo pour dire mieux encore le cerveau du héros de Korngold, embrumé par l'impossibilité d'un deuil à faire et la volonté tenace de ressusciter la Marie défunte à laquelle il a consacré une pièce entièrement constellée de photos. Toute l'intrigue, ainsi que semble nous le suggérer la dernière image, semble surgie du cerveau d'un célibataire esseulé à la recherche d'un idéal féminin auquel il se dérobera sans cesse, auquel il empêchera toujours de « souiller » la blancheur immaculée d'un appartement trop propre pour être sans tache. Un appartement de plain-pied que la scène tournante (procédé commode qui fonctionne à plein dans cette Tote Stadt tout en travellings) nous montre sous ses différents angles, qui sera écartelé en fin d'acte I à partir de la « vision » de Paul, deviendra duplex cauchemardesque avec ses différents modules littéralement explosés dans les airs pour les cauchemars du II (petit bémol pour les scènes de sexe plus timorées que véritablement inquiétantes), qui verra certaines de ses portes condamnées au III et ses posters de cinéma laisser la place à la série Z (L'attaque de la femme de 50 pieds !) et à l'érotisme bas de gamme, avant de retrouver son ordonnance initiale. Très belle utilisation des chœurs démultipliant à l'infini les deux protagonistes avec des dizaines de Marietta, de Paul, et même d'enfants clonés. Aucune baisse de tension dans ce thriller haletant et finalement brillantissime.

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Le regard d'un metteur en scène, aussi inspiré soit-il, ne suffirait pas à ressusciter Die Tote Stadt, qui exige beaucoup de la voix. Bâle offre la terreur de la tessiture de Paul à son ténor chéri, . En ce soir de première, on lui pardonnera bien volontiers, les quelques aigus de chauffe du I, échappés à la générosité de l'incarnation vocale, pour saluer la crédibilité du jeu, l'endurance juvénile et l'empathie constante dégagées par le chanteur. Sa partenaire est une révélation : a la jeunesse, la volubilité scénique et surtout les moyens d'un rôle dont elle sort indemne et même régénérée. Eve-Maud Hubeaux fait grande impression dans la brève partie dévolue à la dévouée Brigitta avec son mezzo souple, chaleureux, projeté sans effort : une magnifique chanteuse, de celles dont on retient d'emblée le nom. Si s'impose sans effort apparent en Frantz comme en Fritz, ne manquant pas de l'émotion nécessaire, façon Harlekin de Strauss, dans le Lied de Pierrot, les solides , Ye Eun Choi et Sofia Pavone s'amusent beaucoup dans les très Comedia dell'arte Victorin, Juliette et Lucienne. Quant au fêtard Graf Albert, il permet à de confirmer, spectacle après spectacle, qu'il est un des membres les plus séduisants de la troupe bâloise. À l'intelligente utilisation du chœur il faut ajouter sa parfaite contribution à un spectacle mené par la baguette experte du nouveau Directeur Musical de l'Opéra de Bâle : , après avoir dirigé l'œuvre à Francfort et Bilbao, en souligne jusqu'à l'ensorcellement la richissime orchestration.

Die Tote Stadt, créé en 1920, n'est pas un opéra encore assez connu : nul doute que ce démarrage de saison en beauté à Bâle ne contribue à la reconstruction de la cité dévastée par les forces obscures dont l'homme est hélas capable. La Ville Morte ouvre dorénavant toutes grandes ses portes.

Crédits photographiques: © Sandra Then

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Bâle. Theater Basel. 17-IX-2016. Erich Wolfgang Korngold. Die Tote Stadt, opéra en 3 actes sur un livret de Paul Schott, librement adapté de la nouvelle de George Rodenbach « Bruges la Morte ». Mise en scène : Simon Stone. Décor : Ralph Myers ; Costumes : Mel Page ; Lumières : Roland Edrich. Avec : Rolf Romei, Paul ; Helena Juntunen, Marietta/Marie ; Sebastian Wartig, : Frank/Fritz ; Eve-Maud Hubeaux, Brigitta ; Ye Eun Choi, Juliette ; Sofia Pavone, Lucienne ; Karl-Heinz Brandt, Victorin ; Nathan Haller, Graf Albert. Chœur du Theater Basel, Knabenkantorei Basel, Mädchenkantorei Basel, Maîtrise du Theater Basel (chef de choeur, Henryk Polus), Sinfonieorchester Basel, direction : Erik Nielsen.

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