Pour le premier opéra de sa saison lyrique, l’Opéra Grand Avignon a misé sur une partition rare en présentant une très belle production de Katia Kabanova de Janáček. Œuvre sombre, mélancolique mais non moins pleine de sensualité et riche d’une orchestration passionnante ; Katia Kabanova est surtout une histoire de femmes. En effet, la partition retranscrit la confrontation entre la jeunesse et l’expérience, entre la passion amoureuse et les bonnes mœurs sous les traits des deux héroïnes du drame.

Katia est mariée avec Tichon mais est éprise en secret de Boris. Elle subit au quotidien les innombrables attaques de sa belle mère Kabanicha : personnage passionnant d’abominable marâtre, de femme portant tout le poids des conventions sociales, véritablement brisée. Drame oblige, Katia trouvera la mort dans la Volga où elle décide de se jeter après avoir avoué à toute sa famille l’adultère qu’elle a commis avec Boris. La partition de Janáček offre une véritable opportunité de réflexion sur la place de la femme dans une société encore largement dominée par le modèle patriarcal.

Pour présenter cette intrigue à l’actualité malheureusement toujours présente, Nadine Duffaut fait le choix d’une proposition scénique à l’esthétisme envoûtant. Le plateau est nu avec seulement, sur le côté, un bassin tout plein d’eau représentant le fleuve omniprésent dans la partition. À cour et à jardin, de longs miroirs servent de paroi enfermant les personnages face à leur image. En fond de scène, une longue toile blanche complète cette esthétique froide et mélancolique. Une passerelle descendant des cintres et couvrant le plateau sur toute sa largeur évoque un intérieur avec chaises, table et banc. On reste encore admiratif du travail sur les lumières opéré par Jacques Chatelet (décédé en 2015 et en la mémoire duquel les représentations étaient dédiées) qui s’inscrit complètement dans cette tendance froide et glaçante voulue par le metteur en scène. L’œil est sans cesse stimulé par un jeu entre ombres chinoises éclairant les personnages par l’arrière et lumières blanches. Les costumes de Danièle Barraud sont en revanche plein de vie par leurs couleurs vives et leur sophistication. Enfin, la direction d’acteur ne monopolise pas le propos mais offre un cadre et une attitude bien définie à chaque personnage. Une superbe réussite visuelle.

Côté musique, les satisfactions sont également nombreuses. Malgré quelques aigus un brin raides et une ampleur vocale qui pourra encore gagner en rondeur, Christina Carvin présente un personnage de Katia particulièrement attachant et touchant. On gardera en mémoire sa scène de l’acte III, pleine de nuances et d’expressivité, la conduisant au suicide. À tous les instants, le personnage perdu, ne sachant plus où se positionner entre son devoir envers son époux et sa passion pour son amant, est présent. Sa belle mère à la scène, Kabanicha, est campée par l’incroyable Marie-Ange Todorovitch, superbement en voix et théâtralement très crédible. La mezzo française fait usage d’inflexions dramatiques et cruelles mais laisse également entrevoir la fragilité de cette femme dont on devine que le passé a été une souffrance. Les confrontations entre les deux femmes resteront dans les esprits : la naïveté de Katia contraste avec la violence des répliques de sa belle mère. Varvara chantée par Ludivine Gombert est également une totale satisfaction par la sincérité de son interprétation, à la fois pétillante, pleine de vie et d’énergie. Chez les hommes, la prestation de Nicolas Cavallier en Dikoï est à marquer d’une pierre blanche. Le baryton français satisfait par son autorité naturelle, sa technique superbement maitrisée et une puissance bienvenue. Surtout, sa voix ronde et l’assise plutôt large du timbre font merveille. Yves Saelens (Tikhon), Florian Laconi (Boris) et Julien Dran (Kudriach) offrent un trio de ténors très crédible et aux timbres suffisamment différenciables.

Dans la fosse, l’Orchestre Régional Avignon-Provence a fort à faire avec une partition offrant la part belle à l’orchestre. Jean-Yves Ossonce fait varier avec talent les couleurs et les tempi évitant ainsi toute forme de monotonie. Les musiciens se montrent globalement satisfaisants et à la hauteur du défi malgré un répertoire nouveau pour eux. Le son est souvent empreint de sensualité et de délicatesse, sans oublier l’énergie et l’impulsion dramatique essentiels à tout drame.

Lors de la création de la partition en 1921, Katia Kabanova offrit à son auteur un véritable triomphe. Comment expliquer qu’il soit aujourd’hui si difficile d’intéresser les spectateurs à ce répertoire pourtant véritablement poignant ? La salle à moitié remplie de cet après-midi ainsi que la rareté des productions des œuvres lyriques de Janáček confirment cette désaffection. Manque de curiosité des spectateurs ? Œuvre trop crue et tragique ? Une langue (le tchèque) trop peu familière au public ? À la vue de la réussite de cette production nous conclurons sur le fait que, plus que jamais, les absents ont toujours tort !

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