Chroniques

par katy oberlé

Porgy and Bess | Porgy et Bess
opéra de George Gershwin

Teatro alla Scala, Milan
- 23 novembre 2016
Philipp Harnoncourt met en scène Porgy and Bess (Gershwinà à La Scala (Milan)
© brescia e amisano | teatro alla scala

À cette dernière représentation de Porgy and Bess, le public est venu en nombre. Il fait fête à la nouvelle production proposée par la Scala depuis dix jours. Si la plus prestigieuse maison d’Italie, voire du monde, affiche une saison fièrement internationale, il n’est pas si fréquent qu’on y joue l’œuvre de George Gershwin, jugée à sa création (1935) comme honteuse et alors rejetée par beaucoup, sinon par tous – sur ces questions, on lira avec intérêt la présentation de notre confrère, à l’occasion d’une soirée en Avignon [lire notre chronique du 4 décembre 2007]. Bref, la salle est comble – on peut s’estimer chanceuse de pouvoir en être !

Semi-scénique : c’est ainsi que Philipp Harnoncourt définit lui-même son travail, convaincu qu’avec la nature particulière de l’œuvre, il est préférable de s’en tenir à une mise en espace qui laisse libre cours au jeu, d’autant plus visible dans un théâtre dit pauvre. On n’est pas loin de Street Scene de Kurt Weill, qui naîtrait douze ans plus tard, en ce que Gershwin intègre les rythmes de la communauté noire américaine comme l’Allemand détournait le jazz depuis la fin des années vingt, à cette différence essentielle qu’il s’agissait d’un élément décoratif pour lui, et importé, tandis qu’à l’encontre de ce que prétendit la critique négative bostonienne, l’incursion de ces éléments est indispensable, viscérale, à l’ouvrage du New-Yorkais, et fait partie des sons de son pays. Entre une divagation sophistiquée qui transformerait Porgy and Bess en revue divertissante et le strict minimum qui le cantonne exclusivement dans la critique sociale, je crois qu’un metteur en scène doit pouvoir imaginer une solution intermédiaire qui serve le propos sans nier les attraits de l’ouvrage. Le danger de l’option d’Harnoncourt est évident : il caractérise de façon enfantine les personnages (les bons, les méchants, les vieux, les jeunes, les noirs, les blancs) et passe à côté de l’interprétation – autant s’en tenir à une version de concert.

Un peu injuste, cette conclusion, avouons : les costumes d’Elisabeth Ahsef fonctionnent comme il faut et les vidéos d’Eva Grün et Max Kaufmann tiennent lieu de scénographie, aussi peu attrayantes soient-elles. On touche une vraie question : comment montrer la misère au théâtre… Philipp Harnoncourt n’y répond pas, mais au moins ne pourra-t-on l’accuser de la nier. En tout cas, l’attention est automatiquement concentrée sur la musique, les effets puissants de l’orchestre (la tempête !) et les prouesses vocales.

Remontant la botte depuis le sud, on constate qu’elle reste la patrie de l’opéra –pardonnez-moi cette lapalissade – où, contrairement à la réputation qu’on lui fait, on ne joue pas uniquement Bellini, Rossini, Verdi ou Puccini. Pour preuve : Sakùntala d’Alfano à Catane samedi, plongé dans l’orientalisme tardif et grandiloquent, puis l’âge classique à Naples, le lendemain, avec La grotta di Trofonio de Paisiello [lire nos chroniques des 19 et 20 novembre 2016], tandis qu’en ce moment même à Turin l’un de mes collègues sacrifie sur l’autel du répertoire français [lire notre chronique du jour]. Combien de maisons d’Europe programment Porgy and Bess ? Certaines profitent de la tournée d’une compagnie étatsunienne, mais combien se lancent dans un projet ? N’écoutez pas les on-dit.

Le couple-titre est vraiment très bien chanté.
Le grave de Morris Robinson (Porgy) est une caresse amoureuse en soi, à laquelle répond la sensualité de Kristin Lewis (Bess), plus dans le jeu que dans la voix qui accuse des stridences irritantes. Lester Lynch est terrible en Crown : la hargne, la puissance, mais aussi le charisme, la brutalité craquante dans le timbre, la projection généreuse et la présence en scène. L’onctuosité de Mary Elizabeth Williams (Serena) émeut forcément, de même que la simplicité du chant d’Angel Blue (Clara). Tichina Vaughn (Maria) est tout autant convaincante, mais c’est surtout Donovan Singletary (Jake, Frazie, etc.) qui se montre époustouflant. Chauncey Packer n’a pas des moyens vocaux d’exception, mais on s’en fiche : son Sportin’ Life est exactement le diable qu’il faut, drôle et touchant, insaisissable, insupportable et séduisant.

Dirigé par Bruno Casoni, le Coro del Teatro alla Scala mâchonne un peu son anglais, mais sans inexactitude musicale. On regrette que la semi-production ne s’occupe guère de lui faire une place. Le grand triomphateur de la soirée s’appelle Alan Gilbert ! Sa fosse est souple, dansante, tragique, colorée, inventive, lyrique, violente, enjouée, acharnée. En un mot : vivante.

KO