Difficile de reconnaître, dans le cadre blafard et dépouillé où se déroule à nouveau l’action de ce Don Giovanni – après sa création en 2013 - le Stéphane Braunschweig qui, avec Lulu, tragédie monstre, ouvrait à grand fracas la boîte de Pandore. Le directeur du Théâtre de l’Odéon aura beau faire pivoter les pièces vides de son décor du lit à la civière, ou ponctuer son tableau (entre noir funéraire et blanc nuptial) de rares saillies roses et rouges à l’heure du bal, il sera bien malaisé pour le spectateur de trouver dans ce morne tableau la ferveur conjuguée d’Eros et de Thanatos, ou encore, comme souhaité, le désespoir des années SIDA.

Ni gaie, ni triste, la chair, ici, indiffère : l’excellent (et ravissant) Jean-Sébastien Bou aura beau adresser au public ses œillades et sérénades, le choix de nuances, réduisant la puissance de son timbre à de doucereux pianissimi, et évacuant tout emportement de ses interventions, contraint son Don Giovanni à une joliesse polissée mais surtout dénuée de séduction et d’ambiguïté. Le Leporello de Robert Gleadow, plus énergique, parvient à insuffler un peu de mouvement à certains tableaux, et d’inquiétude à une ligne narrative qu’on devine sienne, bien que cette piste ne semble jamais vraiment aboutie. Face à eux, le Commandeur de Steven Humes, s’il atteint vocalement plus de profondeur et de clarté, n’occupe jamais suffisamment d’espace, et loupe le coche de l’attendue confrontation finale. Seule la musique, et avec elle la direction du très bon Cercle de l'Harmonie par un formidable Jérémie Rhorer, se permettant plus d’effusions, fait exister le récit, malgré le choix, par endroits, d’une lenteur qui contribue à l’inertie.

On se demandera finalement si un tel opéra, et sa nature décidément oubliée de dramma giacoso peut s’épanouir, ou du moins, emporter son spectateur s’il n’y est question que de fidélité au texte, d’actualisation et de théâtre du langage. Là où un tel dispositif, avec l’appui, également, d’Anne-Françoise Benhamou à la dramaturgie, de Thibault Vancraenenbroeck aux costumes et de Marion Hewlett aux lumières, laissait émerger le verbe racinien d’une simplicité et d’un classicisme bienvenus dans le plus récent Britannicus, elles semblent réduire ici la richesse des personnages à de virtuelles dualités. Ce sont en définitive les peintures à plus gros traits qui convainquent : la Donna Anna de Myrtò Papatanasiu, victime et éplorée, semble la plus humaine de toutes, et livre un « Crudele ! » virtuose, là où le plus que jamais immobile Don Ottavio de Julien Behr cultive tout ce qu’il peut de lyrisme sur son « Dalla sua pace », malgré une caractérisation étriquée. On devine dans la Donna Elvira de la solide Julie Boulianne les prémices de la folie, et ses successifs « Ah ! Chi mi dice mai » et « Mi tradi » disent eux aussi davantage la peur de l’abandon et le désir inassouvi que l’esprit vengeur, et l’éveil par cette fragilité de l’instinct de prédation de Leporello - seule vraie bonne idée de mise en scène.

Les rôles plus bouffes de Marc Scoffoni en Masetto et d’ Anna Grevelius en Zerlina penchent davantage du côté de la sensualité que du simple comique, avec ce qu’il faut de perversion maquillée en bon sens. « La ci darem la mano » prend, plus que les autres échanges, la dimension d’un dialogue, et pousse à rêver à ce qu’aurait pu être un Don Giovanni plus incarné. Ou moins corseté par les craintes de Stéphane Braunschweig, arguant qu’on a déjà « tout dit et tout écrit » sur un tel chef-d’œuvre. Car on sait le metteur en scène capable de bien plus de profondeur.

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