Chroniques

par hervé könig

Anna Bolena | Anne Boleyn
Anna Bolena, opéra de Gaetano Donizetti

Teatro de la Maestranza, Séville
- 13 décembre 2016
Angela Meade triomphe en Anna Bolena (Donizetti) à Séville !
© enrique moreno esquibel

L’histoire britannique a beaucoup inspiré librettistes et compositeurs. Dans l’abondant catalogue donizettien, ce qu’on appelle aujourd’hui Trilogie de la reine commence dès 1829 avec Elisabetta al castello di Kenilworth (d’après Amy Robsart, la pièce d’Hugo), continue en 1834 par Maria Stuarda (d’après le drame de Schiller) et se conclut par Roberto Devereux en 1837 (adaptant la tragédie d’Ancelot). De ces trois opere serie, il faut regretter l’absence du premier à la scène [sur le deuxième, lire nos chroniques du 18 juin 2015 et du 30 octobre 2016 ; sur le dernier, celles du 27 novembre 2011 et du 16 avril 2016, ainsi que notre critique du DVD].

De son génie, le prolifique Gaetano Donizetti abreuva quatre genres scéniques.
La fable buffa, voire coquine : ses plus célèbres titres sont L'elisir d'amore [lire nos chroniques du 10 octobre 2009, du 26 février 2010, du 18 février 2011, du 8 mars 2011 et du 12 octobre 2012], Don Pasquale [lire nos chroniques du 11 juin 2004, du 28 janvier 2011 et du 23 avril 2013], Il giovedì grasso etViva la mamma [lire notre critique de la captation scaligère], mais il y en a beaucoup d’autres, comme Rita [lire notre chronique du 18 novembre 2005] ou Don Gregorio [lire notre critique du DVD]. Le melodramma issu du roman noir anglais : Lucie de Lammermoor, bien sûr, d’après Walter Scott [lire nos chroniques du 10 avril 2007, du 3 et du 17 novembre 2015, des 12 février, 25 avril, 28 juin et 23 octobre 2016], Maria de Rudenz puisant dans The Monk de Lewis, etc. La tragédie lyrique, adaptant le grand patrimoine littéraire : Dante avec Pia de' Tolomei, Marmontel pour Belisario, Delavigne pour Marin’ Faliero et surtout Corneille chez lequel il puise Poliuto. Enfin, le quatrième genre est aussi celui auquel le Bergamasque contribua le plus : le grand opéra historique. Là, on ne compte plus, entre Zoraida di Granata, Alfredo il grande qui explore encore la royauté anglaise, à l’instar de Rosmonda d'Inghilterra [lire notre chronique du 25 novembre 2016] et de L'assedio di Calais, etc. Il est souvent arrivé que la veine historique se conjuguât à la littéraire : c’est le cas de Gemma di Vergy et d’Il falegname di Livonia, tirés de Dumas, de la trilogie citée ci-dessus et, principalement, du célèbre Lucrezia Borgia d’après Victor Hugo [lire notre chronique du 28 octobre 2016]. Créé au Tetaro Carcano (Milan) en décembre 1830, Anna Bolena (livret de Felice Romani) s’inscrit évidemment dans le filon anglais, et si c’est une erreur de l’inclure dans le cycle élisabéthain, elle n’est pas grossière puisqu’Elizabeth I était la fille de l’héroïne et du réformateur Henry VIII.

Il est bien présent, ce grand appétit sexuel du roi, emblème du pouvoir monarchique, dans la mise en scène que Graham Vick avait signé pour le Festival lirico areniano de Vérone ! Dans le décor fragmentaire de Paul Brown, assez impressionnant par sa mobilité et ses grands chevaux, les personnages historiques prennent vie, sous leurs riches costumes signés par le même artiste. On ne sait pas exactement si la scénographie se place dans le siècle de l’action ou si les signataires du spectacle ont souhaité briser tout désir de reconstitution, mais cela n’a guère d’importance, tant la tension psychologique est omniprésente, grâce à la direction d’acteurs. Les lumières de Giuseppe di Iorio jouent sur un plan plus poétique encore, avec des couleurs inattendues. Inquiétant, le placement toujours en masse du chœur renvoie clairement à la tragédie antique. Saluons Íñigo Sampil, chef du Coro Maestranza, pour ce travail sérieux tant sur le plan théâtral que musical.

Réussite, donc – et le bon niveau du cast ne me contredit pas !
Stefano Palatchi campe un Lord Brother très noble, d’une basse tranquille et insistante. Hervey, le courtisan, bénéficie de la clarté paradisiaque du brillant Manuel de Diego (remarqué en Vitellozzo de Lucrezia à Bilbao). Bien connu des amateurs de bel canto, le baryton-basse Simón Orfila s’impose aisément en Enrico VIII, avec un impact vocal plus brutal que d’habitude. Cela surprend d’abord mais, sans dénaturer le timbre ni malmener la ligne de chant, convient parfaitement au rôle [lire nos chroniques du 26 novembre 2010 et du 25 novembre 2007, ainsi que notre critique du DVD]. Loin d’être une faille, la relative raideur de l’émission et le peu de suite de l’aigu entrent volontairement dans la composition d’un jaloux ingrat et tyrannique que Donizetti lui-même n’a pas racheté. Manipulé, le loyal Percy, qui n’a pour péché que son sentiment, est magnifiquement interprété par Ismael Jordi qui négocie ses moments di bravura avec une légèreté étonnante. Il faut admirer la grâce absolue de son phrasé, la délicatesse de la nuance et l’expressivité amoureuse qui rendent très charismatique le ténor espagnol [lire nos chroniques du 30 juin 2007 et du 22 novembre 2009]. Malgré une présence trop féminine dans son rôle travesti, le jeune contralto Alexandra Rivas emporte un vif succès en page Smelton, avec un Non costringere voler’ bien tenu.

C’est pour Jane Seymour, dame d’honneur de Catalina de Aragón, sa première femme, puis d’Anne Boleyn, la deuxième, que l’immoral Henry sacrifie sa reine. Deux fois saluée en Rosina du Barbiere di Siviglia [lire nos chroniques du 29 décembre 2010 et du 23 mars 2011] – justement, nous y sommes ! –, le mezzo-soprano Ketevan Kemoklidze fait preuve d’une idéale agilité en Giovanna, mais convainc moins par un registre haut trop fermé. Quant au personnage, on l’aurait apprécié moins… sensuel, pour ne pas en dire plus.

Elle a triomphé à Washington en Norma, au Met’ en Elvira d’Ernani, en Leonora du Trovatore à La Corogne et à New York. Chez Opera Rara sort son enregistrement du Duc d'Albe (Donizetti, 1839). Elle s’appelle Angela Meade, possède un soprano à la fois lyrique et colorature, puissant, large, aérien, et une technique musclée qu’elle met au service du seul répertoire italien. Son incarnation d’Anna est à tomber à la renverse ! La cantatrice nord-américaine est sans aucun doute une des très grandes reines de la scène lyrique. La pureté du timbre, l’évidence de la ligne vocale, le souffle sans limite, tout concourt à un chant d’exception. Si vous n’étiez pas à son Ermione (Rossini) mémorable au Théâtre des Champs-Élysées (ou si vous y étiez !), il vous faut vraiment venir l’entendre ici, ou le mois prochain à Bilbao dans Stiffelio (Verdi).

Cette musique n’a plus de secret pour Maurizio Benini. À la tête d’une Real Orquesta Sinfónica de Sevilla en bonne forme, le maestro italien signe une lecture brûlante de la tragédie, tout en soignant joliment les transitions. Raffinement et tonicité caractérisent une fosse superlative, toujours d’une extrême fidélité à l’œuvre. Après Verdi à Valence [lire notre chronique du 10 décembre 2016], notre promenade sur la péninsule, loin des ciels encombrés de la capitale française, se justifie avantageusement à l’aune d’une telle prestation. Rendez-vous dans quelques jours, depuis une autre ville espagnole…

HK